Sorti en France il y a deux ans, Fritz Bauer, un héros allemand, le précédent film de Lars Kraume, était un biopic assez fade, trop sage pour ses ambitions. Il y avait néanmoins quelque chose d’un peu grinçant au milieu du thriller lisse et sans accrocs ; une certaine rugosité du côté du casting : l’imposant Ronald Zehrfeld (Barbara, Phoenix) dans un rôle aux contours troubles et une apparition de Lilith Stangenberg (Les Amitiés invisibles) en travesti dietrichien. Dans son nouveau film, le réalisateur desserre un peu l’étau scénaristique et laisse libre cours à son amour des acteurs : ces derniers, bien entendu, ne font pas toute la saveur de La Révolution silencieuse, mais ils lui donnent au moins sa cadence et son énergie toute juvénile. À nouveau, c’est une anecdote historique qui sert de point de départ au récit : en 1956, une classe de lycéens de Stalinstadt (en RDA) brave l’autorité professorale et marque une minute de silence en soutien aux révolutionnaires hongrois. Mais précisément, cette anecdote n’est ici qu’un point de départ qui ne commande pas une reconstitution détaillée. Car si le film n’échappe pas toujours à la naphtaline, il sait triompher de ses faiblesses pour tenir le cap de son schéma de teen movie — un horizon certes modeste mais que Lars Kraume a l’honnêteté de ne pas vouloir dissimuler derrière les oripeaux de la sempiternelle « histoire vraie », ce cachet d’authenticité dont un certain cinéma allemand se gargarise encore aujourd’hui.
Le didactisme est un humanisme
Passé un prologue aussi vif qu’incisif, un danger commence à guetter le film qui planera sur celui-ci tout du long : la tentation d’un manichéisme assez désagréable à l’endroit de l’ancienne RDA. Mis à part des décors extérieurs d’une belle sobriété, fait assez rare dans ce type de productions pour être relevé, le nouveau long-métrage de Lars Kraume tire en effet dangereusement la représentation de l’ex-Allemagne de l’Est vers la caricature, à coups de scènes « chocs » très prévisibles (une agente des services secrets tourmente sans vergogne les charmantes têtes blondes de la salle de classe) et d’images d’archives utilisées avec un didactisme qui peut laisser pantois. Mais ce dernier point mérite précisément que l’on s’y arrête : revenons au tout début du film. Theo (Leonard Scheicher) et Kurt (Tom Gramenz) sont deux lycéens de RDA, amis soudés qui font ensemble les quatre cents coups. Avec pour prétexte une visite sur la tombe de son grand-père enterré à l’Ouest, Theo se rue en compagnie de son complice dans un cinéma qui passe une série B hollywoodienne – ils y entrent par effraction, à travers la lucarne des toilettes. Surprise : avant le spectacle, des images de la révolution hongroise de 1956 sont projetées aux actualités. Des plans sur le visage des deux spectateurs (forcément) ébahis alternent avec des vues de l’écran et de la salle de cinéma puis, comme on pourrait s’y attendre, avec les images d’archives de l’évènement qui s’affichent plein cadre, tandis que les commentaires de Theo et de Kurt se poursuivent en off. Le symbole n’est pas des plus légers : c’est le cinéma qui donne aux deux amis – quelques minutes auparavant exclusivement férus de spectacles aguicheurs et de poitrines rebondies – une conscience du monde extérieur et de la politique, la vraie.
Le symbole pèse deux tonnes et pourtant il passe ; il glisse dans le récit, sans encombre ou presque. Comme si au schématisme de leurs représentations intellectuelles répondait une agilité à toute épreuve de leur corps, les deux lycéens s’engouffrent dans la perspective didactique que leur a ouverte la mise en scène et foncent vers l’action politique sans se poser de questions. Très vite, on se dit ainsi que le sous-titre du film pourrait être quelque chose comme « urgence et réflexion », ce que Lars Kraume traduit visuellement en « flou et netteté » : c’est ce qu’annonçait déjà le tout premier plan du film, avec cette tête de métro qui s’approche lentement et qu’on ne distingue tout d’abord pas comme telle, perdue dans une image très floue qui progressivement devient nette. Le motif est repris plus loin, dans une scène cruciale au détour de laquelle les jeunes gens comprennent enfin ce qu’ils redoutaient d’avoir trop bien pressenti : leur geste de protestation (cette minute de silence), commencé sur un mode un peu indécis, dépasse largement l’échelle de la salle de classe en devenant une affaire d’État. Les élèves sont alors rassemblés dans la hutte d’un vieil « anar’» qui vit retiré au fin fond de la campagne. Theo se tient devant ses camarades, vers le milieu du salon, au niveau de la séparation entre les deux parties de la pièce. Dans le fond, on distingue la silhouette du vieil homme – il est assis à la table, seul. Le jeune homme commence par faire à ses camarades le récit de sa « visite surprise » chez le proviseur de l’établissement, qui l’avait convoqué précédemment dans l’espoir de l’amadouer et surtout de l’effaroucher par ses métaphores cryptiques (la pomme du communisme et le ver de la révolte, c’est-à-dire eux, les élèves de la « classe silencieuse »). Au moment où il devient de plus en plus évident, pour les jeunes camarades rassemblés chez le vieil ermite, que leur geste de résistance un peu gauche est en train d’être porté en acte politique à part entière, l’arrière-plan jusqu’ici flou se fait plus net et leur hôte, sur lequel l’attention collective se braque, prend soudain la parole : en même temps qu’il s’avance vers le premier plan, il se plaît à effrayer ses interlocuteurs en leur expliquant avec une brusquerie surjouée qu’ils sont à présent des « ennemis publics ».
Des vies politiques aux vies studieuses
Aussi la conscience politique des lycéens apparaît-elle ici comme un amalgame confus tapi à l’arrière-plan et qui en un éclair prend la forme nette et tranchante d’une idée : dans cette façon de mettre en espace une stupeur imprécise — assimilable autant aux moments d’angoisse de l’enfance qu’aux sursauts d’une vie secrète de l’esprit -, Lars Kraume parvient à transcender le schématisme du propos en collant au plus près de l’expérience de ses personnages. Mais la beauté du film tient aussi à ce que cet arrière-plan de la conscience reste ouvert à toutes les recompositions : l’engagement des jeunes héros dans leur geste d’insurrection n’a rien d’une posture sacrificielle qui, d’un trait, annihilerait le monde alentour. Dans une autre scène cruciale qui joue de cette opposition entre flou et netteté, située celle-là vers là fin du film, Lars Kraume montre bien la versatilité de ses jeunes héros et laisse à celle-ci le soin de dérouler la fin du récit. Theo est en train de jouer avec un ballon à moitié dégonflé devant l’immeuble où il habite. Il est soudain hélé par un camarade de classe qui apparaît alors flou, caché dans l’ombre d’un passage pratiqué entre deux bâtiments, et qui l’invite à fuguer avec lui vers l’Ouest afin qu’ils puissent passer leur bac, puisqu’ils ont été exclus de l’école – depuis l’endroit où il se tient, seul Theo peut à ce moment-là apercevoir son ami, alors que quelques mètres plus loin ses parents et ses petits frères se préparent à partir chez les grands-parents. Puis un plan d’ensemble reconfigure entièrement la scène : au premier plan, les parents, prêts à partir ; à l’arrière-plan, vers le milieu du cadre, Theo, son ballon entre les mains et vers la droite du cadre, s’inscrivant dans une arcade du passage, Paul, le camarade de classe qui attend de voir quelle décision Theo va prendre. À nouveau, l’élément perturbateur sort du flou de l’arrière-plan pour amener le héros à prendre une décision nette – le ballon qu’il remet à ses deux petits frères avant de partir pour de bon avec Paul se fait alors le relai entre les deux mondes, comme un passage de témoin entre une enfance qui mue lentement vers une maturité d’adulte et une autre plus pleine, qui doit encore s’écrire.
Ce geste, pour anecdotique qu’il puisse paraître, rabat mine de rien l’ensemble du film (y compris son « message » politique) sur un horizon de coming-of-age story (en se séparant du ballon, Theo se sépare de ses derniers restes d’enfance) dont la modestie offre à La Révolution silencieuse une belle conclusion : une fois monté dans le train qui doit le conduire à l’Ouest, Theo aperçoit furtivement à travers la vitre du wagon suivant Lena, la jeune fille dont il s’est séparé quelques minutes plus tôt de façon certes pacifique mais non dépourvue d’amertume. Au lieu de s’arrêter pour la regarder ou de revenir sur ses pas pour la rejoindre, il va très vite s’asseoir un peu plus loin en lui tournant le dos. Cet instant doux-amère dialogue avec une autre scène située plus tôt dans le film : alors que Theo est conduit à l’école par son père, celui-ci le tire de sa rêverie (il est en train de regarder amoureusement Lena, à quelques pas de lui) pour lui rappeler qu’en cette année décisive il doit surtout penser à son bac. La rencontre furtive avec l’ex-petite amie dans ce train vers l’Ouest achève de déjouer adroitement nos attentes : Theo s’apprête certes à passer son bac en laissant ses dernières amours à l’arrière-plan, conformément aux recommandations de son père. Mais son départ définitif de RDA pour rejoindre la RFA s’apparente à une double trahison : en même temps qu’il prend indirectement parti contre les idéaux et les valeurs communistes de son pays, il brave l’interdit paternel. Le dernier plan sur le visage lumineux de Theo, qui répond de façon paisible à l’un des tout premiers, vient en tous les cas clore La Révolution silencieuse sur une note légèrement dissonante : au fond, le film n’avait peut-être pas d’autre ambition que celle de raconter les derniers instants d’adolescence d’un bon élève un peu turbulent, ni cancre ni fayot, qui voulait vivre son ultime aventure collective avant de passer le bac, serein.