Il aura suffi d’un documentaire datant de 2010, Fritz Bauer – Tod auf Raten, réalisé par Ilonia Ziok et diffusé à la Berlinale dans le cadre de la section Panorama, pour réinstaller en pleine lumière ce procureur général du Land de Hesse de 1956 à sa mort en 1968.
Juif, social-démocrate, homosexuel, Fritz Bauer échappe de peu aux nazis et passe la Seconde Guerre mondiale en exil dans les pays nordiques. Il revient en Allemagne en 1949 et monte petit à petit la hiérarchie de l’administration judiciaire ouest-allemande jusqu’à obtenir le poste prestigieux cité plus haut. À la tête d’une équipe de jeunes procureurs dévoués, depuis ses bureaux de Francfort, il va obliger l’Allemagne de l’après-guerre à regarder en face les crimes commis sous le IIIe Reich. Son coup de force est l’organisation en 1963 du procès dit d’Auschwitz qui exposera la mécanique criminelle de ce camp de concentration.
L’instruction de ce procès majeur a servi de cadre au récent Le Labyrinthe du silence réalisé par Giulio Ricciarelli. Fritz Bauer n’en était pas le personnage principal, mais une sorte de sphinx omniscient couvant le héros fougueux, un de ses subalternes, qui occupait alors la tête d’affiche. Comme son nom l’indique, Fritz Bauer, un héros allemand change de point de vue et en fait le protagoniste central du récit. Le film de Lars Kraume délaisse en outre le procès dit d’Auschwitz pour évoquer une autre victoire – bien plus méconnue car longtemps tenue secrète – de ce procureur général : l’arrestation d’Adolf Eichmann en Argentine dont Fritz Bauer est à l’origine.
Intérêt historique
À la différence du Labyrinthe du silence, Fritz Bauer, un héros allemand a le mérite de ne pas trop malmener les faits – de ce que les historiens ont pu retracer en tout cas – pour en déduire une dramaturgie suffisamment cinématographique. Il n’y a plus de décalage par le candide de service ou d’histoire d’amour dérivée pour créer de l’émotion à bon compte. Le long-métrage entre directement dans le vif du sujet, en collant aux basques d’un Fritz Bauer moins iconique, traversé de doutes et d’angoisses, humanisé en somme. L’ensemble n’en est que plus crédible et évite le sentiment de gêne qui se dégageait du Labyrinthe du silence par son insincérité latente.
On voit bien ce qui plaît outre-Rhin dans la figure de Fritz Bauer. C’est un peu notre Jean Moulin dont le courage fait oublier la collaboration et la passivité face à l’occupant. On voit bien l’intérêt éducatif de la démarche. Non, dans les années 30 – 40, il n’y avait pas que des nazis en Allemagne mais aussi des démocrates qui se sont battus de l’intérieur ou de l’extérieur du pays contre des idéaux qui les révulsaient. Non, le Mossad n’est pas l’unique participant à l’enlèvement d’Eichmann à Buenos Aires et c’est même un procureur allemand qui a retrouvé initialement sa trace. Oui, l’Allemagne d’après-guerre était gangrenée par d’anciens nazis, mais là encore des démocrates ont réussi à contrer la loi du silence et le refoulement général qu’ils voulaient imposer à toute une société. C’est d’ailleurs le sens du titre allemand, Der Staat gegen Fritz Bauer, L’État contre Fritz Bauer en version française.
Facture téléfilm
Une fois énoncés ces préalables, il n’empêche que ces bonnes intentions (mâtinées tout de même de ressorts patriotiques contestables) n’excusent pas le fait que Fritz Bauer, un héros allemand échoue à faire cinéma. La reconstitution de l’époque est laborieuse : les scènes d’intérieur respirent le tournage en studio, les costumes sentent la naphtaline et les postiches capillaires de Burghart Klaussner qui interprète Fritz Bauer sont d’un kitsch consommé. De bout en bout, la mise en scène est compassée, réduite à une pure mécanique sans point de vue affirmé ni la moindre prise de risque (si ce n’est un plan de travesti avec sexe en amorce dont on reparlera plus tard).
Le problème n’est pas nouveau. Tout un pan récent du cinéma allemand récent sombre dans les mêmes travers. Sophie Scholl – Les Derniers Jours, La Chute, Hannah Arendt, Elser, un héros ordinaire… Le IIIe Reich est au cœur de l’action, le prisme général allant vers des résistants à l’ordre nazi, le drapeau à croix gammée flotte souvent sur l’affiche et le contenu revêt toujours une facture terriblement téléfilm. C’est comme si le poids de l’histoire racontée écrasait ces films de l’intérieur, les faisait se rétracter sur eux-mêmes. À époque équivalente et moyens semblables, Black Book de Paul Verhoeven est par exemple d’une toute autre ambition artistique.
C’est d’autant plus dommage pour Fritz Bauer, un héros allemand qu’il y a quelque chose de moins convenu qui vibre en son sein. Par le biais de son héros, Lars Kraume décrit par petites touches ce qu’est être homosexuel dans les années 60 en Allemagne et comment la répression policière s’appuie sur une législation nazie non abolie à la libération du pays par les Alliés. La marque concrète du nazisme ne s’efface pas. Le parallèle est porteur de sens. Et ce plan de travesti, quasi pictural, démontre une certaine audace qu’on peut lire en filigrane mais qui ne reflète malheureusement pas le film dans sa globalité.