Après Las Vegas Parano par Terry Gilliam, c’est donc le premier roman d’Hunter S. Thompson, The Rum Diary, qui a droit à son adaptation sur grand écran. Sous la houlette de Bruce Robinson, l’univers du journaliste gonzo se transforme en jolie carte postale, avec un brin de loufoquerie et une poignée de romance. Ou la preuve que, comme bien souvent, les grands romans donnent naissance à de petits films.
Adapter Rhum Express (titre du livre en version française) en long-métrage, c’était finalement se heurter à un écueil bien connu, celui de la fausse bonne idée. Il est pourtant vrai qu’entre ses personnages hauts en couleur, ce regard si particulier porté sur la naissance de Porto Rico comme lieu de luxure et de tourisme, opposé à la bohème du mode de vie journalistique et son versant autobiographique, le roman d’Hunter S. Thompson avait de quoi aiguiser l’appétit d’un cinéaste. Encore fallait-il en trouver un de la trempe d’un Terry Gilliam qui, que l’on soit sensible ou non à ses films, avait au moins le mérite de prendre le livre à la gorge, et surtout possédait déjà un univers fort qui lui permettait de s’affranchir de la lourdeur de l’exercice d’adaptation. Que dire donc du choix très discutable de Bruce Robinson en tant que scénariste et réalisateur (adoubé par Johnny Depp himself, autoproclamé garde des Sceaux de l’univers thompsonien), dont le fadasse Jennifer 8 n’avait véritablement pas laissé un souvenir impérissable ?
Le film se pose en cas exemplaire du problème de la « scénarisation » d’un livre pour le grand écran. Pour rester fidèle au roman, on en conserve la structure, qui permet de baliser tous les passages obligatoires par lesquels le récit doit transiter, et pour que les lecteurs assidus du « cinglé de Woody Creek » puissent s’y retrouver. C’est donc, pêle-mêle, la vie du San Juan Star, journal sur le déclin où Paul Kemp (alter ego de Thompson, interprété par un Johnny Depp dont le jeu quelque peu outré vire tranquillement à l’académisme) vient d’être engagé, c’est aussi une virée alcoolisée qui tourne mal et s’achève au poste de police, ou encore le récit d’une nuit de carnaval très caliente. Mais comme le film se doit d’être également estampillé « cinéma grand public », Robinson tente de corrompre le récit en lui insufflant un sens de la dramatisation quasi inexistant dans l’œuvre originale, en lorgnant du côté des nanars hollywoodiens : une romance à l’eau de rose, l’embrouillamini d’une implication dans une affaire immobilière louche, et la création d’un antagoniste éphèbe blond (Aaron Eckhart) pour faire face au beau Johnny. Bien sûr, adapter c’est aussi trahir, mais ici c’est surtout oublier que le roman de Thompson était avant tout le récit introspectif d’un journaliste face à ses idéaux de jeunesse, cherchant sa place dans le monde.
À ce titre, seule une minuscule ébauche de voix off vient timidement rappeler la verve thompsonienne et les conflits internes au personnage. Tout le reste est dispersé dans de vagues bavardages au sujet de la situation de l’île, de son intérêt économique et de l’exploitation de ses ressources par de peu scrupuleux promoteurs. Au-delà des considérations purement techniques de l’adaptation, c’est surtout l’esprit du roman qui a été perdu, par le manque de tranchant et l’absence d’un véritable regard porté sur cet univers. Car la description du microcosme portoricain renvoie plus ici à une certaine idée du folklorisme qu’à la véritable dérive d’un lieu chaotique qui donne la sensation de pouvoir imploser à tout moment. Et malgré la volonté de doter le récit d’une intrigue qui se respecte, le sentiment qui prévaut ressemble plutôt à celui produit par une suite de sketches sans grande invention. À trop vouloir donner dans la déconnade, Robinson a finalement oublié que Thompson pouvait être, de temps à autres, un auteur à prendre au sérieux.