Gonzo retrace le parcours heurté de Hunter S. Thompson, un écrivain-journaliste américain dont l’œuvre reste finalement assez méconnue du grand public français. Créateur d’un style de journalisme qu’il a lui-même baptisé « gonzo », basé sur une vision totalement subjective du reportage, et qui donna lieu à de remarquables faits d’armes (Hell’s Angels, Fear and Loathing on the Campaign Trail 72), Thompson fut l’un des plus grands empêcheurs de penser en rond de l’époque. Gonzo donne ainsi l’occasion de (re)découvrir la double personnalité du Dr Thompson, à travers témoignages de proches et images d’archive.
Quel étrange personnage que ce Hunter S. Thompson. Un agitateur d’extrême-gauche, complètement camé et prônant la libre circulation des drogues, farouchement opposé à Nixon, et à la fois grand amateur d’armes à feu et membre de la National Rifle Association. Un hurluberlu se baladant en short et lunettes noires, engloutissant des litres d’alcool au détriment de sa santé, et pourtant utilisant des porte-cigarettes pour retenir le goudron contenu dans la fumée. Un paradoxe ambulant, que tente de saisir ce documentaire qui lui est consacré, retraçant les étapes qui ont mené ce jeune journaliste à produire parmi les plus grands textes satiriques sur la politique et le rêve américain.
La composition extrêmement sage de ce documentaire, entre témoignages pontifiants et récits d’anecdotes, surprend en premier lieu par son côté « mainstream », à l’exact opposé du personnage qu’il prétend décrire. Ce qui semble être à première vue un défaut ne rend que plus fortes les apparitions de Thompson, et met en avant de manière significative sa fougue et son anticonformisme par le biais d’images d’archives savamment sélectionnées. Et le vrai plaisir est là, pour les amateurs du cinglé de Woody Creek, dans la (re)découverte de sa voix, son élocution au fil du rasoir, ainsi que de sa façon molletonnée de se mouvoir dans l’espace, en remarquant au passage avec quel remarquable mimétisme Johnny Depp s’en est emparé dans Las Vegas Parano. Car on l’oublie souvent, mais Hunter S. Thompson, c’était avant tout un corps d’une résistance incroyable, et par lequel tout passe : alcool et drogues bien sûr, mais surtout l’expérience de l’écriture. L’idée fondatrice du journalisme gonzo est de faire prévaloir la subjectivité de l’expérience du corps et de l’esprit pour donner naissance à un reportage libéré de toutes contraintes. Le nœud du problème est donc une affaire de style, tâche dont Thompson s’acquittait avec grand plaisir et ce, même dans les conditions les plus extrêmes. Certains récits de rendus d’article feraient pâlir de jalousie tous les plumistes que nous sommes.
Il est vrai que, comme toute personne dotée à la fois d’un réel talent et d’une ouverture à tous les excès, Thompson a connu un sommet de gloire dans les années 1960 avant de décliner tranquillement jusqu’à sa mort en 2005. Un décès en forme de pied de nez, puisqu’un suicide par balle, dont tout le monde s’accorde à dire qu’il était prémédité depuis bien longtemps, dès lors que Thompson sentirait qu’il n’avait plus grand-chose à faire en ce monde. Mais il resta jusqu’au bout un symbole de lutte pour les losers, les freaks, contre un establishment composé de rotaryens et de roitelets en tous genres. Le récit de la campagne de Thompson (perdue à peu de voix près) pour accéder au poste de shérif de Woody Creek reste le morceau de bravoure du film, avec la description de la propagande la plus contestataire développée par ses fidèles, proposant succinctement de mettre un drogué notoire en place pour faire régner une autre loi. Parmi les temps qui courent, ce n’est pas le moindre des mérites de ce documentaire de nous rappeler qu’idéalisme et contestation peuvent encore servir pour faire reculer les conservateurs et les réactionnaires. Et l’on a parfois l’impression, au vu de ce film, que les mêmes périodes de l’histoire se répètent indéfiniment, en tous points du globe.