Lors de sa présentation à Cannes en 1998, Las Vegas Parano reçut un accueil très mitigé. « Délire hallucinatoire sans intérêt », « le récit des exactions de deux drogués ne suffit pas à faire un film », « à quoi rime tout ce tintouin ?» pouvait-on entendre à l’époque, déception appuyée par la présence à l’affiche de Johnny Depp, figure montante d’un cinéma américain en marge du système. On pourrait répondre à ces légitimes interrogations que mettre en scène l’état de « défonce », et la confusion qui en émerge, est un domaine où les cinéastes s’aventurent finalement assez peu (en tout cas, rarement sur un film entier), et que l’aisance de Gilliam à dépeindre ce type d’univers loufoque mérite que l’on s’y penche un peu plus longuement. Voici peut-être quelques clés pour réussir à entrer dans le film, à rebours des interprétations exclusivement psychotropes…
Un film politique ?
La question peut paraître saugrenue lorsqu’on l’associe à un film de Terry Gilliam, dont l’œuvre puise très largement dans un imaginaire débridé et sans grand rapport avec la réalité du monde. Ce serait oublier un peu vite qu’à ses débuts, lorsqu’il faisait partie des Monty Python, Gilliam avait réalisé un court-métrage bien en prise avec les démons de la modernité. En effet, le prologue du Sens de la vie, pour lequel il avait réquisitionné un plateau entier pendant des semaines et fait exploser le budget du film (une habitude chez Gilliam), est une belle farce sur les affres du monde financier. Intitulé The Crimson Permanent Assurance, il met en scène une bande de vieillards travaillant comme des forçats pour une ancestrale compagnie d’assurance londonienne dirigée par de jeunes yuppies. Après une révolte digne des meilleurs films de mutinerie, les vieillards partent à la conquête de Wall Street pour mettre une bonne raclée à ces requins de la finance qui ont droit de vie et de mort sur leur compagnie. Il ne faudrait pas non plus oublier Brazil ou L’Armée des douze singes qui, dans leurs meilleurs moments, se transforment en contes paranoïaques sur les dérives de l’administration, de la surveillance ou de la science.
Cette paranoïa que l’on retrouve dans le titre français du film (en V.O, Fear and Loathing in Las Vegas, titre original du livre d’Hunter S. Thompson, signifiant « peur et répugnance ») se rattache ici autant aux effets des drogues ingérées par les personnages qu’à l’environnement dans lequel se déroule le film. Las Vegas, donc, temple de l’artifice et de la spirale dépensière, mais également un environnement plus lointain, celui de la guerre du Vietnam, mis fort à propos en exergue du film par quelques images d’archive. Le film pose un double enjeu très contemporain : comment répondre à la menace d’une guerre absurde à l’autre bout du globe (et pourtant très présente par le biais des actualités), et à la démence d’une société de consommation qui s’étend à grande vitesse ? Le récit fait alors un pari à la fois aberrant et parfaitement logique. Puisque le monde civilisé est devenu fou, il faut se comporter de manière totalement irresponsable pour réussir à le supporter, à l’éprouver et en démontrer l’absurdité, thèse accréditée par cette citation en incipit du film : « Celui qui se transforme en bête se délivre de la douleur d’être un homme. » Aucun charabia primitif là-dedans, mais plutôt l’idée qu’il faut se fier à un certain instinct de survie pour faire voler en éclat toutes les conventions.
Cette dingue révolution est avant tout portée, il faut bien le dire, par l’écriture d’Hunter S. Thompson, qui suinte par tous les pores du film. L’instigateur de la révolution « freaks » trace un portrait au cordeau de l’Amérique bien-pensante, notamment à travers l’épisode de la convention sur les narcotiques. Il s’y joue une comédie de la monstruosité assez réjouissante, où les plus grands paranoïaques sont finalement les policiers et savants en tout genre, qui ergotent sur la nature présumée malfaisante du drogué. Un paradoxe truculent saute alors aux yeux : pourquoi avoir peur des gens qui outrepassent les lois, et non pas de l’appareil répressif qui se charge de les faire appliquer ? Des deux, qui sont les véritables freaks ? Thompson choisit vite son camp, pendant que Gilliam et son mauvais goût pour la démesure excellent à faire défiler ces figures de carnaval qui traversent tout le film, du rotarien ou flicaillon en colère jusqu’à la jeune artiste peignant des portraits de Barbra Streisand. Gilliam transforme Las Vegas en zoo, en foire, où les plus cinglés ne sont pas forcément ceux dont le comportement apparaît comme le plus répréhensible, mais plutôt ceux qui participent à faire tourner cette machine infernale. L’être humain qui croit trouver le rêve américain dans ce lieu de perdition n’est finalement qu’un morceau de chair sur pattes servant à alimenter un système qui réduit la présence d’esprit à néant.
Le rêve américain
Raoul Duke (alter ego de Thompson, interprété par Johnny Depp) et son avocat, le bien nommé Dr Gonzo (Benicio Del Toro), lancés à pleine vitesse sur l’autoroute menant à Las Vegas, poursuivent ironiquement ces mêmes buts : traquer le rêve américain, et perdre la boule. La première quête est chimérique et donnée comme perdue d’avance, la seconde est déjà bien entamée lorsque le film démarre. L’absurdité de ces objectifs se cristallise dans une séquence où nos deux énergumènes se rendent au Circus Circus, casino forain décrit comme une grotesque supercherie du divertissement. Au cœur du lieu se trouve un bar-manège qui tourne sans fin, annoncé par Raoul Duke comme le centre névralgique du rêve américain. Trop défoncé pour réussir à encaisser l’ampleur de la nouvelle, le Dr Gonzo se dérobe en une crise de paranoïa et souhaite quitter le lieu précipitamment. Le rêve américain, absolu factice auquel on ne peut toucher sous peine d’y perdre l’esprit, est un vieux carrousel qui tourne sans but.
Le rêve américain est ici perçu comme un cauchemar éveillé, ponctué d’épreuves insensées et sans liens apparents. Raoul Duke doit couvrir pour un journal une célèbre course de moto dans le désert, défi qui s’avère rapidement impossible à réaliser puisque la poussière soulevée par les véhicules empêche toute possibilité de comprendre ce qui s’y passe. De même, assister au show de Debbie Reynolds (actrice des années 1950 que l’on a pu voir dans Chantons sous la pluie) devient une gageure devant l’insoutenable voyage rétro que cela implique (la séquence restera hors champ). Cette impossibilité de supporter (ou même voir) ces différents constituants du rêve américain est renforcée par la prise de drogues, qui intensifie la perception agressive de ces évènements. Le film est ainsi traversé de visions belliqueuses en rapport avec la guerre : le personnage du photographe Lacerda se transforme le temps d’un plan en soldat, et l’apparition de patriotes américains en jeep en plein milieu de la course de moto se fait au son de La Chevauchée des Walkyries. Le récit trace de la sorte un sillon joyeusement apocalyptique, comme si l’Amérique allait droit dans le mur en chantant.
Les deux personnages principaux sont des figures marginales, issues de la contre-culture et de la révolution psychédélique de Timothy Leary. Ils portent en eux une autre image du rêve américain, celle du mouvement de libération des mœurs du début des années 1960, cruelle désillusion qui échoua, entre autres, à stopper l’intervention de l’armée au Vietnam. Quelques résurgences de cette douce période donnent au film une de ses plus belles séquences, où la plume de Thompson tente de rendre compte de l’état d’esprit qui régnait à cette époque. Aucune mélancolie abêtissante pourtant, le constat est sans appel, l’establishment a finit par l’emporter. Au travers de ce passage, c’est toute l’histoire d’Hunter S. Thompson qui est racontée : après avoir tenté de bousculer cette Amérique conservatrice, il a finit par perdre la bataille, usé par le combat, usé par ses propres excès. Las Vegas Parano, c’est finalement la représentation de toute une époque qui défile devant nos yeux, mais quelque part, c’est aussi la nôtre…