Un peu plus d’un an après son déclenchement, on se doutait bien que la tempête économique serait un sacré filon pour le cinéma ; que ce soit pour dénoncer, parodier, faire rire ou pleurer dans les chaumières. Déjà, fin 2008, Louise-Michel s’avérait un pavé dans la mare particulièrement jouissif. Mathias Gokalp parvient à tirer de ces considérations un premier long-métrage de fiction très convaincant et malicieux, particulièrement remarquable de maîtrise cinématographique.
Mathias Gokalp surferait-il de manière un peu démagogique sur la vague de cette fameuse crise ? Si Rien de personnel a en effet été tourné par temps de gros vent sur les marchés financiers, l’écriture du film a été entamée « au moment où le cours des bourses mondiales était au plus haut », et s’il y a séquestration du patron, « c’est une scène qui nous a été inspirée par des événements des années 1970 » précise le réalisateur. S’il est impossible de ne pas voir le film avec le filtre de l’actualité de l’année écoulée et puisque le statut de prophète est très pris actuellement, il faut donc avant tout rendre hommage à l’acuité et à l’intelligence du cinéaste, deux éléments qui rendent la charge plus jouissive et percutante encore.
Étant donné que Rien de personnel est basé sur la perception tronquée du spectateur, nous y reviendrons, vis-à-vis de l’intrigue, il est assez difficile d’en faire un résumé. Essayons : Müller, une firme pharmaceutique multinationale organise pour ses cadres un grand raout dans une belle demeure à l’occasion du lancement d’un nouveau produit phare. Il s’agit en fait d’un exercice de coaching où les employés sont évalués. Et comme si cela ne suffisait pas, les rumeurs de rachat et de plan social -on dégraisse un peu afin de vendre plus cher- commencent à fuser de toute part. La soirée tourne bientôt au psychodrame, dans lequel chacun tente un « sauve qui peut », c’est-à-dire avant tout soi-même. Alors qu’il est capté dans une imagerie nette et lisse (un peu à l’image d’un magazine sur papier glacé), le tableau du monde de l’entreprise est féroce ; ses évaluateurs à blazer rouge qui tiennent autant du croupier de casino que de l’excité des salles de marchés boursiers ; sa novlangue dans laquelle on cause benchmark ; ses relations humaines, y compris sentimentales (le terrifiant couple Gauthier-Stevens interprété par Mélanie Doutey et Dimitri Storoge), soumises à un mode de régulation de type économique.
La situation du spectateur épouse en quelque sorte celle des protagonistes. En déficit d’informations, il doit découvrir et débusquer les faux-semblants et autres chausse-trappes. Dans Rien de personnel, la narration bégaie et décrit trois cercles concentriques qui vont en s’élargissant à partir d’un même point de départ que constitue le début de la soirée. Le premier de ces cercles présente un rapide aperçu d’une dizaine de minutes, en trompe-l’œil, des évènements. Le second donne accès à d’autres dimensions, en variant les points de vue. Et le troisième plus encore, il fait aussi office de dénouement. Les notions de manipulés et manipulateurs, dominés et dominants, victimes et bourreaux se déplacent, varient. Plus que de manipulation, il convient plutôt de parler de casse-tête amical pour le spectateur. Ainsi Mathias Gokalp explique-t-il avec pertinence : « Je n’aime pas trop l’idée de manipulation ; il y a des retournements, des rebondissements […], mais une fois passé les dix premières minutes du film, le spectateur est bien averti que toute image est douteuse. S’il est manipulé, c’est dans un sens noble, parce qu’il accepte le jeu qu’on lui propose. » Si le regard est caustique et pessimiste, il évite toutefois le cynisme. Chacun tente de sauver sa peau, non parce que l’homme est vil et veule, mais en raison d’un système tout à fait pervers, dont les individus sont captifs.
À cette intelligence du récit répond également celle d’une mise en scène dotée d’un grand sens de l’espace, sans lequel Rien de personnel serait très certainement tombé dans une sorte de théâtre filmé, au sein duquel les comédiens exécuteraient un numéro dans des saynètes (signalons que l’impressionnant casting – Jean-Pierre Darroussin, Denis Podalydès, Pascal Greggory, Bouli Lanners… – est remarquablement dirigé). En cela, Rien de personnel aurait quelque chose à voir, sans le singer et plutôt en se l’appropriant avec brio, avec Alain Resnais. Une influence que Mathias Gokalp revendique lui-même. Au fur et à mesure que les cercles narratifs se déploient, un vertige s’installe également par la mise en scène. Essentiellement grâce à un bel usage de la profondeur de champ, aussi bien par l’image que par le son. Car c’est parfois ce dernier qui prend le relais de l’objectif de la caméra, donnant accès à une bribe de conversation, peu perceptible à l’image ou tout à fait hors champ ; les oreilles et les yeux du spectateur sont constamment sollicités par ce que l’on voit et entend à partir d’un point de vue jusqu’ici inédit.
Ceci confère une étonnante densité au film, dans lequel on approche deux dimensions apparemment contradictoires : l’étouffement qui procède de ce huis clos entrepreneurial tragi-comique et l’ouverture sur un imaginaire social foisonnant, ici largement marqué par l’aliénation des individus à la chose économique. Ceci permet au propos cinématographique, écriture et mise en scène, de ne pas être n’est qu’un système, un dispositif, un film né d’une idée de base déclinée le temps d’un métrage. Les choix esthétiques de Rien de personnel sont avant tout l’évocation particulièrement habile et parlante des intérêts divergents et des champs de tensions du monde de l’entreprise, et au-delà, d’une société. Et ce propos n’est pas du ressort d’un temps et d’un lieu, il est universel et atemporel.