Dans l’ensemble un léger cran en dessous de l’an dernier, les trois sélections ont donné lieu à une très grande variété de propositions cinématographiques. Le plus remarquable est sans doute la bonne tenue du panorama français, plus dense, riche et stimulant que lors des dernières éditions. Mais à vrai dire, on sort de ce festival avec une étrange impression : le réel semble autant, si ce n’est plus, chahuter le cinéma que le contraire. Tout en brossant un assez large panorama de cette 32e édition, il nous a semblé important d’orienter ce compte-rendu, parce que de nombreux films nous y invitent, vers une interrogation du positionnement du cinéma documentaire face au réel, tout en réfléchissant sur l’énonciation, des cinéastes mais aussi de leurs appareils de prise de vue.
I. QUEL RÉEL ? (par Laurine Estrade, Arnaud Hée, Raphaëlle Pireyre & Camille Pollas)
Se définir par rapport au réel est la charge du cinéma dit documentaire, qui ne peut s’accepter que comme une médiation, un regard, une réécriture du réel. On sait que Javier Packer-Comyn tient la frontière documentaire-fiction pour une vieille lune dépassée. Cette porosité a pris une dimension spectaculaire cette année. Le panel assez large des trois sélections permet un questionnement sur cette relation du documentaire avec le réel, qui est aussi une manière pour le cinéma d’être au monde, d’y prendre part.
Reformuler
À la lecture des synopsis dans le programme, nous avions pressenti cette tendance à la reformulation, à une prise de distance très grande avec un réel parfois réduit à la portion congrue, comme gagné par la fiction. Il s’agit bien sûr d’un geste de réappropriation d’une réalité par les moyens propres du cinéma, qui organise par définition une médiation, par l’écriture, le filmage, le montage. Certains films ont néanmoins surpris par cette distanciation, allant jusqu’à l’idée d’une difficulté du medium à cinématographier un réel impénétrable.
Port of Memory (Prix Louis Marcorelles décerné par le jury Culturesfrance) est un film difficilement lisible lorsqu’on ne connaît pas son point d’entrée intellectuel. Kamal Aljafari est parti de la séquence de Notre musique où Jean-Luc Godard (lui-même est à l’image dans une conférence) établit le constat suivant selon la règle du champ-contrechamp, avec deux photographies à l’appui : en 1948, les Juifs (arrivant de face depuis le large) rejoignent la fiction, et les Palestiniens (s’éloignant de dos) le documentaire. Kamal Aljafari filme Jaffa, dans la banlieue de Tel-Aviv ; on suit les membres de sa famille après qu’ils eurent reçu l’ordre d’évacuer leur maison, ceci allant dans le sens de la « désarabisation » de cette ville cosmopolite (les parents du cinéaste sont des Arabes chrétiens).
À partir de cette thématique à haute teneur documentaire et très classique – le récit de la mutation d’un lieu et ses effets sur les êtres qui le peuplent, on s’installe dans une écriture et un découpage qui ont le goût et la couleur de la fiction. Pas seulement pour une question de localisation, on pense très fortement au burlesque absurde et mélancolique d’Elia Suleiman (Intervention divine, Le Temps qu’il reste). Le lien avec ce dernier vaut aussi par le sens de la durée et le montage dans et entre les plans. La photo très travaillée, les plans et cadrages qui ont nécessité une mise en place réfléchie et longue, augmentent d’autant plus cette impression d’être très éloigné de la captation d’une réalité brute, mais de se trouver dans le cadre d’une narration. Les percées de réel sont présentes hors champ avec le son des engins en action, ou avec un futur lotissement encore vierge de bicoques. Ceci s’imposant comme le contre-champ de ces plans sur des façades à l’état de ruine, déjà vestige et trace d’un passé révolu. À partir de son postulat godardien, on comprend bien sûr l’enjeu du cinéaste, celui de rendre un espace fictionnel, imaginaire, à ces êtres dont le point d’ancrage s’évapore. Port of Memory s’organise en une mise en scène cathartique d’un réel inique, exercice de mise à distance, geste de reformulation, de refus d’un fait accompli. Indéniablement forte, la proposition de Kamal Aljafari ne s’offre pas aisément, en cela son film manque quelque peu de générosité, d’autant plus si on ne dispose pas de son entrée intellectuelle.
Conversation de salon II de Danielle Arbid est a priori très loin du prix Louis Marcorelles ; c’est d’ailleurs le cas. Pour autant, sous l’aspect d’un réel brut avec des protagonistes qui en sont issus, se jouent également le thème de la reformulation par les moyens du cinéma. Disons que ces conversations féminines dans un salon bourgeois de Beyrouth sont aussi vraies qu’une émission de télé-réalité, en partageant notamment l’illusion de l’exposition d’un « vrai soi » ; la part de médiation étant beaucoup plus forte qu’on pourrait le croire. Ces conciliabules donnent lieu en amont à un casting, au cours duquel la cinéaste élabore et imagine des alchimies potentielles entre des personnages. Elle intervient ensuite lors des sessions de filmage en lançant les thèmes de discussion (ici : « moi », « dieu », « le monde »), aussi en ce qui concerne la direction des actrices, par exemple piquer l’orgueil de l’une en flattant l’autre. Enfin, rendus à l’état de bloc continu, des segments de filmage de deux heures sont contractés afin d’obtenir un montage de dix minutes, raccordant ainsi des points et des moments tout à fait dispersés. On comprend l’intérêt d’un tel dispositif, sa capacité à débusquer les rôles sociaux, la mise en scène et la sociologie de la parole, mais on reste pour le moins dubitatif face à un tel pacte filmique – et non documentaire, puisque la cinéaste concède ne pas y croire – vis-à-vis du spectateur. Disons que Danielle Arbid, une jeune femme visiblement culottée, a au moins le mérite de l’assumer, mais on ne saisit pas très bien la valeur et la nécessité de ce détournement, tout le contraire de Susana de Sousa Dias avec 48.
Dans la tradition française des journaux filmés, Viajo Porque Preciso, Volto Porque Te Amo, de Marcelo Gomes et Karim Aïnouz, est le récit d’un géologue en voyage d’affaire, transi d’amour pour sa belle restée au loin, un road-movie à travers le Sertão, situé dans le centre-est du Brésil. Paysages vides, rongés de chaleur et d’immobilité ; ambiance pesante quand on fuit quelque chose. Derrière le prétexte d’un voyage d’affaire apparaît rapidement que la belle n’est pas juste restée, mais qu’elle l’a quitté. Le voyage est alors requalifié : avaler des kilomètres pour oublier, marmonner à la caméra un discours plaintif pour digérer… On comprendra plus tard qu’il faut requalifier à nouveau, que Viajo Porque est en fait le fruit de dix années de récoltes d’images, de tous types et de tous supports, peu à peu engluées les unes aux autres autour de cette trame. Au passage bel usage de la fiction non comme dispositif mais comme squelette, et belle reformulation, vive et puissante du réel, qui renvoie à l’idée que tout film est un documentaire sinon sur son tournage au moins sur le visible qu’il cadre, si « studioisé » qu’il soit. Le film de Marcelo Gomes et Karim Aïnouz – qui vient de recevoir le Grand Prix Coup de Cœur de l’édition 2010 des Rencontres Cinémas d’Amérique Latine de Toulouse – n’est pas sans défauts, notamment dans sa première partie où s’étale la complainte du narrateur/personnage/filmeur amoureux sur fond de musique sucrée. Les descriptions s’enchaînent : matériel de géologue, filmique, description des minéraux, des quelques habitants croisés (souvent montrés en photos sur lesquelles les réalisateurs recadrent des parties du corps ou des maisons figées). Le film pèse chaque minute davantage malgré l’appel d’air que créent les textures très variées, toutes floues ou granuleuses dans une chaleur constante et la fièvre du personnage-centre. Mais alors qu’il semble peu à peu sombrer dans la complainte répétitive qu’on pourrait nommer « Dieutribe » pour celui à qui elle fait penser, Viajo Porque amorce une nouvelle phase, plus violente et plus urbaine. Une phase de réveil, de la dépression vers la vie en passant presque par une rage rentrée. De motel en motel, de routes nocturnes en chambres éclairées de néons fatigués, des portraits crus se construisent : ceux des prostituées rencontrées. Galerie de photos, bribes de mots, scènes de rues ou de piaules crasseuses, le narrateur n’hésite pas à rajouter son commentaire, graveleux mais cohérent, humain. Impression de plonger dans le quotidien le plus rude avant de reprendre de la distance. Viajo Porque est une belle guérison, avec les tares propres aux symptômes de la rupture, mais marquant par sa richesse et une puissance qui, si elle parvenait à être davantage maîtrisée, pourrait mener loin ses réalisateurs.
Contre-Jour, de Matthias Müller, est un cas extrême de reformulation du réel. Il reconstruit et fouille violemment les sensations de la vue, entre cécité et éblouissement. S’il est cohérent qu’il s’attache à la perception, sa facture laisse si peu de place à la question du réel qu’il s’isole au sein des sélections et réduit sa projection à une expérience physique de spectateur (flashs, flous, jeux sur la persistance rétinienne).
Le réel est la source dans laquelle puisent nos imaginaires. On pourrait résumer ainsi le curieux documentaire d’Éric Pauwels. « Il y a trop d’images, il manque des regards et il reste des histoires. », déclare le cinéaste belge au cours de ses Films rêvés, lauréat du Prix des bibliothèques. Un film d’ailleurs livresque, fait d’images et de fables… Parmi les premiers plans, celui métaphorique d’une araignée qui tisse sa toile. Puis, une voix, celle du cinéaste qui, isolé dans une petite maison bleue au fond d’un jardin, bâtit son film à force de rêves de réel. D’authentiques récits de voyage et d’amour, de Colomb au Mahâbhârata, s’infusent dans l’imaginaire tantôt poétique, tantôt humoristique d’Eric Pauwels, et deviennent les ramifications d’une odyssée cinématographique de trois heures. Un diptyque durant lequel le cinéaste-narrateur se promène dans les images comme il progresse dans la toile de sa pensée, tandis que le spectateur cherche son chemin. Trouvera-t-il la porte d’entrée de la maison bleue ? Le film de Pauwels surprend, déstabilise, tant il renvoie le spectateur, du moins dans un premier temps, à une certaine passivité. Le réel raconte des histoires à Pauwels, qui les conte, penché au chevet du spectateur, retombé en enfance. Alors certains s’endorment, et d’autres, rebelles, quittent la salle. Ceux qui restent parviendront peut-être à rêver leurs propres films, et, happés par l’évasion, ils finiront par voir au-delà de(s) la toile(s).
Écrire le réel
Aborder le documentaire sous l’angle de son scénario, convient particulièrement à Élie et nous de Sophie Bredier et Last Train Home de Lixin Fan. D’un côté, 69 minutes s’ancrant dans le Paris intra muros, de l’autre, 87 minutes partagées entre les mégapoles du littoral industrialisé et l’intérieur rural de la Chine.
Les deux documentaires sont construits sur une dramaturgie très structurée, se référant parfois aux codes du mélodrame, puisque chaque moment de bonheur est menacé. Est-ce que tout cela finira mal ? Ce qui est certain, c’est que ça ne commence pas très bien. La mécanique du récit s’enclenche à partir de deux situations initiales aussi injustes et violentes que réelles. L’une est historique, et se lit dans les traits d’Élie, ancien déporté, et l’autre est d’ordre économique et social. Lixin Fan, réalisateur sino-canadien, débute son film sur cet événement : la plus importante migration du monde a lieu en Chine, à l’époque du nouvel an lunaire. 130 millions de travailleurs quittent leurs zones industrielles pour retrouver leurs familles. C’est le cas du couple Zhang, ouvriers textiles, dont les enfants sont élevés par leur grand-mère paysanne au Sichuan. A compter de cet état de fait, le documentaire s’enrichit de thèmes (confit générationnel et oppression du travail) qui élèvent le film à une dimension universelle, en permettant aux spectateurs de s’identifier aux personnages.
À partir de ces expositions, sorte de cadeaux cruels du réel, un événement déclencheur vient faire basculer le récit. Dans Last Train Home c’est la fugue de Qin, la fille aînée du couple ; dans Élie et nous, il s’agit du vol du morceau de peau d’Élie sur lequel figure le numéro tatoué au camp par les nazis.
Par quels moyens les personnages vont-ils tenter de s’extraire de l’oppressante réalité ? Le suspense est total. Les documentaires flirtent avec la notion fictionnelle de l’enjeu. Comment Élie va-t-il survivre à ce traumatisme ravivant ses souffrances passées ? Obstiné, Élie est un véritable protagoniste ne démordant pas de son objectif paradoxal : détenir à nouveau ce numéro qu’on lui a attribué contre son gré. Pour cela, malgré une série d’obstacles, Élie, seul contre l’avis de ses proches, chemine et prend peu à peu conscience de ses propres contradictions. La grammaire de la fiction est convoquée : les confrontations de points de vue entre Élie et ses proches prennent la forme de champ-contrechamp. Ainsi, par un processus d’identification maitrisé, la réalisatrice évite un traitement convenu, et aborde sous un angle original un sujet pourtant éculé dans le genre documentaire : la déportation. Dans Last Train Home, le montage s’attache lui aussi à employer quelques mécanismes de fiction sans tomber dans le systématisme : le réel surgit par percées, et bouleverse violemment les repères fictionnels du spectateur, d’identification notamment.
À quelle distance ?
On l’a déjà noté, le choix du medium cinéma introduit une médiation dans la relation et la capture du réel, d’où l’intérêt de se pencher sur la capacité qu’ont les cinéastes d’enregistrer la réalité, plus particulièrement de ce qui est de l’ordre de l’incontrôlable. On note une certaine difficulté de positionnement de ceux-ci pour se frotter à l’événement qui surgit, notamment parce que de très nombreux films se placent après-coup, aussi parce que le cinéma est écriture et regard sur le réel.
Avec Vostrau Belarus, Viktor Asliuk choisit de se placer dans une voie médiane, entre l’immobilisme d’une ruralité croulante et la contestation anti-Loukachenko, le tyran entamant son troisième mandat présidentiel. Le film ouvre sur une investiture qui semble appartenir à des temps anciens : officiers guindés à larges casquettes, cérémonial poussiéreux, mis au goût du jour (retransmission sur des écrans géants), sorti d’un mauvais cauchemar. Le film, sous tension, est basé sur un va-et-vient entre Minsk, où s’expriment des désirs de changements, et une campagne figée dans le passé, où un vieux fou est le président d’un peuple des bois parfaitement obéissant. Ces paysages bucoliques semblent appartenir à l’écriture cinématographique qu’on peut lui connaît, avec une photographie moins sophistiquée, notamment en comparaison avec son film précédent présenté l’an dernier en compétition internationale, Robinsons of Mantsinsaari. Cet ancrage dans la tradition ancestrale est aussi signalé par une séquence composée de sublimes images d’archives soviétiques de 1930. Mais on est surpris de trouver la caméra de Victor Asliuk au cœur des troubles post-électoraux, où chaque tentative de manifestation tourne à une impitoyable répression par les nervis du régime. D’un côté donc, un monde clos, où rien n’advient sinon la continuité (un jeune couple avec un enfant) ou la mort (une vieillesse hébétée et pour le moins déclinante), pas d’événement en tant que tel. De l’autre, l’enregistrement du mouvement, du réel, des événements, dans toute leur brutalité.
Happy End, de Szymon Zaleski, homme de cinéma qui a travaillé avec Akerman ou Robert Kramer, oscille entre un réel des plus bruts et distanciation. Logique : le réalisateur a un cancer et il décide d’accompagner d’un film sa quête de guérison. Son humour noir est salvateur et Happy End comporte plusieurs scènes très drôles. Entre deux médecins jargonnant, entre deux chamans frottant son corps avec un cochon d’Inde, entre deux avions, trains, bus, scanners, piqûres, mixtures ou herbes, Zaleski orchestre de minis fictions ou insère des archives, de vieux films soviétiques, avant de repartir vers un nouveau traitement. Le film pourrait trouver un équilibre fort s’il ne se calquait pas rapidement sur l’apathie de son sujet/réalisateur, d’où le risque de ce « circuit fermé ». Le spectateur est bientôt aussi dubitatif que le malade face aux médecines, quelles qu’elles soient, et se détache peu à peu du film.
La Quemadura, du jeune Chilien René Ballestero, a reçu le prix Joris Ivens. Même poids d’un réel brûlant – les retrouvailles du réalisateur et de sa mère vingt-six ans après sa disparition – et même tentative d’installer des dispositifs comme autant de filtres. Pour se protéger ? Possible, mais on est en présence d’une tendance lourde, notamment dans les films développés dans le cadre d’écoles ou de cursus universitaires (ici Le Fresnoy). Pas de conclusions trop arrêtées à tirer tant ces « cadres » peuvent être variables, fantomatiques et sans aucun effet, ou la marque d’une réelle orientation, digne d’un producteur. Dans La Quemadura, le matériau brut (notamment l’enregistrement des premiers échanges en chat vocal entre la mère et le fils) se noie quelque peu au milieu d’un tissu dense d’histoires parallèles souvent non développées. En plus de l’effet d’éparpillement, difficile d’appréhender les relations – avec tout ce qu’implique l’éloignement – entre les membres d’une telle famille. Reste une belle frontalité, rarement vue à ce point, que le réalisateur privilégie dans la captation de chaque rencontre.
Autre place difficile, celle du peintre Jean-Michel Alberola avec son film Koyamaru, l’hiver et le printemps, premier volet d’un tour de saisons dans une campagne japonaise. Tiraillé entre cinéma direct et principes théoriques préexistants, le réalisateur n’atteint pas de position confortable. Il se retrouve tantôt à enregistrer des dialogues qui durent presque sans progresser, tantôt à imposer une écriture pesante : plans incessants qui révèlent le preneur de son, mouvements de caméra si détachés du réel qu’on sentirait parfois presque la main qui fait levier. Koyamaru rappelle que la caméra est parfois surtout révélatrice du gouffre immense qui peut ne jamais se combler entre un filmeur et des filmés.
Faire l’événement
Let Each One Go Where He May, de Ben Russell, place spectateur et camera en un lieu très précis, sans qu’une seule seconde il ne puisse s’imaginer changer de place. En treize plans de dix minutes (chaque fois une bobine de 16mm), Ben Russell construit un film qui malgré ces contraintes, maintient le spectateur dans une étonnante liberté. Mille façons de voir le film, et impossible – si l’on ne le sait pas d’entrée – de savoir que les deux jeunes noirs que l’on suit sont frères, vivent au Suriname et parcourent, de leur campagne à Paramaribo puis à travers la jungle, le chemin qu’empruntèrent les premiers africains fuyant l’esclavage. Comme on l’a beaucoup dit, Russell suit une voie parallèle à Rouch dans sa façon de se jouer des fictions en y extrayant la réalité des lieux et des hommes. Si la lecture identitaire peut être constante dans ce long film qui fit fuir la moitié de la salle et applaudir frénétiquement l’autre, la multiplicité des approches possibles rend ce travail véritablement passionnant. La caméra suit les deux hommes, à hauteur de plexus, dans une très grande fluidité et fidélité au parcours. Si le chemin serpente 10 minutes, aucun des lacets ne sera épargné. Si les frères sont assis dans le bus, il s’agira d’un plan fixe face aux passagers. S’ils remontent une rivière en bateau, la caméra sera posée sur un siège et ne jouira ni plus ni moins que les hommes à son bord de possibilité de mouvements. Aucun plan différent (aérien, contrechamp, etc.) qui oriente, et liberté totale dans cet espace et ce temps, pour flotter, et surtout ressentir ce trajet. L’action n’est pas servie, n’est jamais boostée à coup de cuts ou d’un quelconque usage classique que le documentaire n’a jamais dédaigné, mais on n’a jamais autant arpenté un chemin du Suriname, on n’a jamais autant été dans un bateau au milieu d’un fleuve ou senti l’air, les secousses, l’odeur du cuir chaud d’un bus sous le soleil. La liberté des films de Ben Russell est là, une expérience de spectateur bien loin des habitudes, face aux « saynètes » de chaque plan où l’humain est un centre d’attention dans un décor inséparable. Le rapport de l’homme à son environnement est toujours le moteur, l’homme travaille ce qui l’entoure (l’agriculture), ou c’est l’inverse (la rivière menace sa pirogue). Et le hors-champ n’existe plus car, comme dans la réalité, il est une continuité indissociable du visible, il est une projection définie par le champ. Le cinéma de Ben Russell est littéralement un cinéma de la vie, avec une place de cinéaste et de spectateur riche : strictement attentif à l’action, mais qui, d’y être radicalement (par la durée et la temporalité), pousse par rebond le spectateur à réfléchir au principe même d’un dispositif filmique et d’un point de vue face au réel.
Dans l’événement ?
Gauguin à Tahiti et aux Marquises, de Richard Dindo, présente la difficulté d’être en prise avec un passé révolu bien que non sans résonances avec notre époque. Les textes que le peintre écrivit sur son choix de quitter le monde occidental, de tout en abandonner pour se consacrer à son art dans le Tahiti du début du siècle, sont lus et accompagnés d’images contemporaines de l’île. Régulièrement, des reproductions de ses œuvres apparaissent, dans l’eau claire d’un ruisseau, dans la verdure d’un pré ou au milieu de fleurs locales. Si on espère au début que du siècle qui sépare les images de Richard Dindo des textes de Gauguin dépendra une quelconque mise en perspective de ces deux temps, force est de constater qu’absolument aucune distance n’est là pour faire des images davantage qu’une pauvre illustration. Ce que Gauguin écrit, Dindo le filme strictement, ne prenant jamais en compte que la signification d’une chose ne peut être la même 100 ans après. Être dans l’événement est forcément ici être à distance ; en jouer aurait pu être passionnant, mais en l’état le film n’apporte rien que les écrits du peintre ne contenaient déjà.
Au-delà de ces surgissements du réel et de l’événement, deux films sont à individualiser en raison de leur rapport à ces données : To Shoot an Elephant d’Alberto Arce et Mohammad Rujailah (Prix RED-Vectracom) et Cet endroit c’est l’Iran. Ce dernier est un film anonyme, reçu en compagnie d’une lettre qui se termine ainsi : « je suis une femme, je suis un homme, je suis jeune, je suis vieux, nous sommes innombrables. » Il s’agit d’images de la contestation post-électorale iranienne, par leur biais on est cette fois plongé au cœur de l’événement, dans une ambiance insurrectionnelle : tirs policiers à balles réelles contre jets de projectiles des manifestants, saisissante attaque d’une caserne de miliciens bassidji, toits de la ville où résonnent « Allah Akbar ! », le cri de ralliement de la révolution de 1979 que l’on tente de rejouer. Ces dix minutes de réel sont impressionnantes, captivantes et éprouvantes. Non dénuées d’intentionnalité, aussi bien dans l’énonciation (collective) que dans la réception (l’enjeu essentiel de les montrer, en Iran et dans le monde), elles s’imposent comme un acte délictueux (dans le sens d’interdit) et à charge. Cet endroit c’est l’Iran permet également d’accéder au point de vue de la répression, on y entend un enregistrement sonore des services de renseignement où il est question d’infiltrer chaque rassemblement, de « tout documenter », notamment en filmant, pour produire d’autres documents à charge. Ce terme « documenter » est essentiel, parce qu’il interroge les territoires de l’image, en l’occurrence entre un document (au sens d’une source, ici une image informative) et un documentaire (une image transmise par un regard). Si Cet endroit c’est l’Iran est en ce sens un document plutôt qu’un documentaire, il est devenu film non par l’image, mais par la lettre qui le présente comme un regard démultiplié.
To Shoot an Elephant ne présente pas les mêmes problématiques pour être défini en tant que documentaire : deux énonciateurs clairement identifiés, Alberto Arce et Mohammad Rujailah, suivant une unité d’ambulanciers du croissant rouge pendant l’opération « Plomb durci » s’abattant sur les habitants de Gaza, ceci dans une durée filmique traditionnelle (112 minutes). D’autant plus qu’une narration est effective par le biais d’un chapitrage thématique, comme une sorte de prise en charge, d’écriture des événements. Le fait est que les media ont été interdits pendant l’intervention israélienne dans l’étroite bande de terre où il est difficile de rater un éléphant. Mais la rareté même des images de ce conflit fait accéder le film au statut de document. Statut rehaussé par les difficultés pour la caméra à prendre part au réel, à ce qui survient. Si dans de telles circonstances, l’idée de distance peut sembler incongrue, elle ne résiste pas à l’étape du montage. On pense notamment à cette insistance sur des corps d’enfants inertes (un médecin s’adresse au filmeur avec ces mots : « tu peux filmer »), et peut être plus encore à cette caméra qui va chercher plaies et souffrances en gros plan. La légitimité de faire des images parcourt l’ensemble de To Shoot an Elephant : « pourquoi filmez-vous monsieur ? » demandent des gamins rigolards, « ça sert à rien de filmer, faites quelque chose pour nous ! » s’insurge une dame dépenaillée comme si les cinéastes avaient des casques bleus en guise de couvre-chef. Avec tous le respect que l’on doit aux deux réalisateurs, plus encore à la terrible situation des populations civiles, Alberto Arce et Mohammad Rujailah font le récit d’un échec cinématographique, notamment celui de donner une lisibilité aux événements, d’identifier les enjeux et protagonistes d’un tel conflit : le réel ne s’offre pas, il semble au contraire se dérober.
Avec quelles images ?
L’un des points remarquables est aussi la grande variété des statuts d’images, selon les films, mais aussi à l’intérieur de métrages ayant parfois l’allure de patchworks. Même un film apparemment homogène comme Koyamaru, l’hiver et le printemps de Jean-Michel Alberola contient en fait quelques passages filmés en numérique, alors que l’essentiel est tourné en pellicule 16 mm. Si les moyens techniques permettent, c’est un fait indubitable, de multiplier ces régimes visuels, il est tentant de voir dans cet état de fait une hésitation face au réel. Avec quel medium le capter, le prendre en charge, le raconter ? Si 48 prend acte de l’absence d’images, beaucoup de cinéastes vont en direction du collage, multipliant des statuts visuels adaptés aux circonstances ; filmer au sein d’un réel contrôlé s’effectue avec un appareillage classique (la caméra numérique, mais aussi quelques réalisations ou passages de films en pellicule), alors que l’urgence légitime le fait de dégainer un téléphone portable (Cet endroit c’est l’Iran).
Les images du passé ont beaucoup dialogué avec celles du présent (ou voix du présent), par la confrontation de plusieurs strates de temps. Ce fut l’un des thèmes majeurs cette année, Custodi di Guerra de Zijad Ibrahimovic étant une sorte de parangon de cette tendance. On a pu noter aussi la présence de la photographie (48, Ranger les photos, au début d’Alamar pour mettre en place le récit), de l’animation en stop-motion (Peter in Radioland de Johanna Wagner) ou encore l’emprunt à la fiction (La Bocca del Lupo de Pietro Marcello). Les réalisateurs procèdent à une adaptation de l’outil aux circonstances, à une perpétuelle redéfinition de leur geste, de leur écriture cinématographique. Dire quelque chose du réel, plutôt que de le capturer en tant que tel, narration et discours sur la réalité davantage qu’une monstration de celle-ci : trouver dans la fabrication des images, dans leur confrontation, ce que le réel ne dit pas, des signes et des sens qui pourrait, sans le cinéma, nous échapper.
Il est sans aucun doute utile de mentionner ici que les conditions, notamment économiques, de fabrication des films n’engagent pas à la spontanéité. Cette donnée est tangible dans de nombreux métrages. Au film que l’on réalise se substitue un projet que l’on a à mener, bien souvent à porter sur une longue durée, de préférence muni d’un bâton de pèlerin dévoué. Délais d’écriture, dépôts de dossiers à des institutions, à des éventuels moyens de financement, puis l’attente de réponses, d’autorisations et de décisions, souvent très longues à se dessiner, font que le temps du cinéma, pas si éloigné de celui d’une bureaucratie, est loin d’épouser les pulsations du réel. Ce dernier, quant à lui, file à toute allure sans se préoccuper de la présence, ou de l’absence, d’un regard de cinéaste.
Happening du réel au « Réel »
Alors que le festival battait son plein, que le Centre Pompidou s’emplissait de visions du monde multiples, un contretemps malheureux interrompit le festival. Le dimanche 21 mars, à midi, le Centre était évacué suite à une alerte à la bombe. Certains membres de Critikat étaient sur place, d’autres s’apprêtaient à les rejoindre. Plus inquiets des bouleversements de programme que d’un réel risque, les festivaliers cherchaient de l’information quant à la réouverture et à l’évolution de la situation. Pianotant sur Internet, nous découvrions alors l’existence de deux webcams fixées au Centre, l’une couvrant en plan fixe la large esplanade devant l’accès principal, l’autre balayant le hall d’entrée et l’accueil. La large étendue pavée était déserte et la foule patientait en hors-champ, chacun rebondissant de commentaire en commentaire sur « l’événement » et sur les films vus ou à voir. À l’intérieur, la webcam montrait le hall vidé, puis peu à peu des policiers par grappes prenant place avec quelques chiens. Devant ces deux écrans muets nous revenaient de front les films les plus ancrés dans le réel et en premier lieu Cet endroit c’est l’Iran. Rien à voir bien sûr dans le sujet mais cette impression de direct, de matière brute et vivante, n’était pas détachable des réflexions lancées par le festival. Depuis la foule à l’extérieur aux salles vides via Internet, le « Réel » se prolongeait sous nos yeux, se mettait en abyme bien malgré lui.
Fort heureusement on annonça une fausse alerte et trois heures plus tard les premiers festivaliers apparaissaient dans l’œil de la caméra extérieure, une file d’attente se formait devait l’entrée, puis traversait le hall pour rejoindre les salles et trouver une séance. L’impressionnante rapidité de la réorganisation n’avait d’égal que la soif des spectateurs et bientôt l’incident fut oublié. Mais ce clin d’œil que nous lançait cette retranscription automatique recoupait trop des enjeux du documentaire pour n’être pas cité, digéré et réinvesti, comme un rappel du large spectre que balaye le cinéma documentaire, du plus brut au plus distancié.
II. (RE)CONSTRUCTION (par Laurine Estrade, Arnaud Hée, Raphaëlle Pireyre & Camille Pollas)
Pour définir la tonalité des compétitions, le directeur artistique du festival avait mentionné comparativement les affiches et bandes-annonces des 31e et 32e éditions. En 2009, un bâtiment s’écroulait comme un château de cartes, alors que cette année un quidam a transformé une table retournée en une frêle esquif. Bref, il s’agit de changer de cap, de trouver sa voie. Qu’advient-ils après l’effondrement ?
Se relever
Nous avons souligner dans la partie « Quel réel ? » à quel point les cinéastes peinent à cinématographier le réel et à prendre part à celui-ci. Le positionnement est donc bien souvent après coup, après l’événement. Un terrain sur lequel de nombreuses œuvres se situent ; parmi celles déjà évoquées : 48 organise une revanche de ces voix sur ces clichés de la répression, alors que Port of Memory médite sur la « désarabisation » de la ville de Jaffa soumise aux engins de chantier chassant des habitants hébétés.
Memo Mori, d’Emily Richardson, a la particularité d’anticiper un événement : l’emplacement des jeux olympiques de 2012 est défini, délimité, même visitable, mais n’existe pas encore. À la place, une zone seulement accessible en canoë, couverte de cabanes bricolées et de jardins ouvriers tels qu’en abritent de nombreuses zones industrielles européennes en fin de vie. Sur un commentaire drôle et désabusé de Iain Sinclair, le lieu est alternativement ramené à sa réalité puis à son futur virtuel tant vanté par la ville. Le spectateur est alors tiraillé entre ces deux images, plus les traces d’un passé encore présent à travers le mélange des bâtiments désaffectés, des matériaux de récupération et des modes de vie arbitrairement décrétés obsolètes. En contrepoint de cette marge des lieux, le film se conclut sur un défilé de Hell’s Angels au milieu des rues animées. Après les lieux marginaux c’est le tour des humains d’être normalisés, digérés d’une horrible façon, en ne devenant plus qu’une légère distraction au détour d’un trottoir.
Ici-bas de Comes Chahbazian se situe vingt ans après l’effondrement de l’URSS, la recomposition prend place en Arménie, ancienne république socialiste soviétique, précisément à Erevan, ville en mutation, en chantier. Des enfants sont élevés dans un taudis à ciel ouvert, un jeune homme opère une montre à cœur ouvert dans une petite cahute de rue, une dame âgée visionne des images d’archives, une femme s’emporte face à des policiers : « ce n’est pas un pays » lance-t-elle. Le filmage accompagne ce quotidien chaotique d’un lieu qui n’a pas terminé de se reformer en une autre chose ; l’accès aux corps est toujours frustré par la fragmentation de ceux-ci : une mâchoire hurlante et colérique, des mains opèrent des gestes précis ou absurdes, des têtes filmées de dos, des membres s’activent, s’agitent. On ne sait pas ce qui menace le plus l’intégrité de ces enveloppes, est-ce l’échec d’une utopie révolue ou les fausses promesses d’un avenir meilleur ? Ici-bas, non sans valeur mais sans doute un peu enfermé dans un procédé, est aussi le retour d’un membre de la diaspora arménienne, le cinéaste lui-même : « l’occasion de concrétiser cette rencontre » dit-il. Custodi di Guerra est aussi le récit d’un retour, celui de Zijad Ibrahimovic, vingt ans après le conflit qui a ravagé l’ex-Yougoslavie. Les parents du narrateur ont été retrouvés dans une fosse commune, le voici rappelé à cette guerre depuis son exil suisse. Des images d’avant s’intercalent, tournées au caméscope ; un quotidien plutôt banal et insouciant. Image d’après : la caméra visite d’une façon obsessionnelle et lente son ancienne maison à l’abandon, caresse des murs décrépis, quelques photographies d’autrefois. Une coquille vide peuplée de souvenirs et de fantômes. Comme Ici-bas, le dispositif peine à faire émerger autre chose que ce qui est dit et montré ; ils ont néanmoins le mérite d’évoquer non sans efficacité combien la cicatrisation des blessures du passé sont lentes et difficiles tout en contaminant un présent complexe peuplé de figures spectrales.
La catastrophe est un formidable terreau de cinéma, ce n’est pas le siècle passé qui le démentira. Plus réjouissant : le cinéma est un formidable moyen de révéler au monde, de dénoncer ce qui est oublié ou caché. À 14h28, le 12 mais 2008, un violent séisme secouait le Sichuan. Dix jours après, Du Haibin commençait à tourner ce portrait conséquent en forme de puzzle de la région et de ses habitants. Le film parcourt les villes et les campagnes ravagées – images impressionnantes de chaos – s’arrêtant sur des êtres d’abord seuls puis se regroupant peu à peu à mesure qu’avance la seconde partie, réalisée 210 jours plus tard. Mille séquences, très variées, qui révèlent les sphères familiales, politiques (le local et le national avec l’arrivée annoncée du premier ministre), les difficultés et l’énergie déployée pour se reconstruire. Si nombre de ces séquences impressionnent, leurs durées plutôt courtes et leur recontextualisation gênent. Pas forcément le vieux spectre de la manipulation – même si les critiques récurrentes du régime chinois, systématiquement anémiées (« la politique est bonne mais elle est mal employée »), ne paraissent à la fin plus tellement corrosives, mais un flou général devant une telle foule de brèves rencontres qui ne construisent un véritable sens que par leur assemblage. Fil rouge de ce montage : un homme hagard, en loque, qui déambule périodiquement devant la caméra. Il y a le cinéma qui montre, et celui qui révèle.
À une échelle différente, une famille, et moins dramatique – il s’agit ici de reconstruire une maison hors zone inondable – que 1428, Tage des Regens de Andreas Hartmann établit le récit d’une petite épopée humaine, fragile et parcourue d’une certaine tension car la réussite de l’entreprise ne semble pas aller de soi. La chose est d’ailleurs laissée en suspens au terme du métrage. Par ailleurs, on s’étonne de cette scène où, façon tirage de loto, les relogés tirent au sort la parcelle qui leur sera attribuée par les autorités, tout comme on s’amuse des apparitions d’une sorte de mage décrétant que la première pierre devra être posée le jour du chat puisque le chef de famille est né sous le signe du singe… Si l’attention du filmeur, de même que sa complicité, pour ses personnages est incontestable, cette chronique épique reste tout de même assez anecdotique, même si l’individualisation n’empêche absolument pas de se projeter vers beaucoup d’histoires de ce type.
Se (ra)conter
Filmer, c’est d’abord choisir un point d’énonciation. La (re)construction post-traumatique, post-destruction, passe par la question de savoir à quelle personne les cinéastes filment ? L’engagement d’un « je » fut extrêmement prégnante, l’énonciateur est clairement individualisée. Ce « je » s’intègre, s’implique, se glisse au sein de différentes cellules, dont la famille, omniprésente dans les films présentés cette année. L’impression qui se dégage est le tiraillement, l’inquiétude et l’atomisation.
Partir loin, interpréter les signes d’un réel impénétrable, adopter ce point de vue d’étranger-observateur a été notamment celui de la bande-dessinée contemporaine, avec notamment Guy Delisle pour représentant (Shenzhen, Pyong Yang). Je suis un Japonais de Mathias Gokalp semble partir de ce positionnement avec une voix-off se frottant à l’altérité d’une civilisation considérée comme lointaine, et des images qui accompagnent ce mouvement : la foule de Tokyo, le métro bondé avec ses wagons réservés aux seules femmes. Mais le titre est programmatique, et le film se situe dans le dynamitage de ce postulat. Dans cet exercice où se défait l’exotisme du regard, la norme rejoint la marge, on assiste à une homogénéisation des catégories de rôles sociaux prédestinés dans lesquelles on se trouve coincé, conditionné. Ce que l’on retrouve dans ce décentrement, c’est une mise à plat, et avant tout de soi-même. Une invitation à ne pas se laisser berner par les leurres d’un regard sur un insolite qui n’existe pas tant que ça.
La famille est le premier cercle de formation d’un « nous » conscient, le premier strapontin par lequel on définit un rapport au collectif, avant d’accéder à d’autres instances de la vie sociale. La cellule familiale fut un poste d’observation adopté par de nombreux films. On peut citer, toutes compétitions confondues, les titres suivants : Alamar de Pedro González Rubio, Peter in Radioland de Johanna Wagner, Acqua in Bocca de Pascale Thirode, Je m’appelle Garance de Jean-Patrick Lebel ou encore Marguerite et le dragon de Raphaëlle Paupert-Borne et Jean Laube, Last Train Home de Fan Lixin… la liste est trop longue pour être exhaustive, mais également pour ne pas faire sens. Certains de ces films prenant aussi la forme du home movie.
Amalia Escriva explore dans Le Miroir aux alouettes une histoire de famille, à la recherche de son père et du secret amour qui l’unit à sa cousine. Centré sur la maison de campagne où la famille dispersée, en France et en Algérie, se réunissait chaque été, le film montre dans une longue ouverture la puissance de ce lieu et la réminiscence des souvenirs que chaque pièce, chaque pierre, propulse. Sa voix dirige, oriente les images actuelles du domaine, puis laisse place aux images d’archives, fixes et animées, et aux commentaires des témoins, systématiquement lues par des acteurs dans le style surjoué des fictions télévisées. Ce procédé permet de désaturer le film de la présence de cette fille qui remue la vase de l’étang familial, de donner l’impression d’une alternance de points de vue. La seconde partie du film le rapproche ainsi d’une mémoire collective, celle de la France des années 1950. Mais la lourdeur de ces traces longuement fouillées et le secret de l’inceste marquent bien moins que la force de cette histoire d’amour contrariée et qui consuma ses deux protagonistes leur vie entière.
Marguerite et le dragon est un film qui prend acte de la chose la plus intolérable qui soit : la perte d’un enfant, par le couple de réalisateurs. En ce sens, il s’agit de la chronique d’un après, une œuvre post-traumatique. On découvre Marguerite comme lancée sur le rail de l’existence, son rire est tonitruant alors qu’elle joue à la balançoire. Mais on ne tarde pas à apprendre que la fillette est en route vers la négation de la vie, un mot et une maladie, terribles : mucoviscidose. Marguerite et le dragon est parcouru par cette tension, il se remplit aussi d’un dialogue entre les images caméscopées de l’enfant et d’autres en pellicule, un bestiaire, un berger chaperon rouge qui finit de donner une atmosphère de fable dans laquelle rodent quelques créatures à la fois effrayantes et rassurantes. Cette dynamique contradictoire est assez terrible et réconfortante à la fois ; dans ce conte, qui répond à des images du quotidien de la fillette, s’élabore un espace dans lequel elle peut continuer à déambuler.
Marguerite et le dragon dialogue fortement avec une autre réussite du panorama français, Je m’appelle Garance de Jean-Patrick Lebel. On retrouve le même statut d’image, celui du home movie (cette fois sans un autre contrepoint filmique), et une même dynamique, celle d’une fillette qui avance dans l’existence, cette fois sans que le cheminement ne soit rompu. Jean-Patrick Lebel est le grand-père de Garance, il veut suivre et enregistrer ce petit être en construction, l’élaboration d’une personnalité et d’un imaginaire. Et il est servi, la gamine improvise des récits fabuleux avec une aisance désarmante, elle peut rester sous l’eau parce qu’elle a des branchies, rien de plus normal pour la fille du roi et de la reine des baleines, tout en étant une « guignelle », sorte de mouette croyant que les humains sont des mirages. Les rôles sont distribués : il est le grand père à la caméra qui enregistre la petite fille qui raconte des histoires. Je m’appelle Garance capte le glissement de celle-ci vers une prise plus grande avec le monde ; à mesure que les ans défilent, le filmage la met davantage en relation avec son environnement, bientôt des garçons entrent dans le champ alors qu’elle tutoie l’adolescence. L’accès de Jean-Patrick Lebel et de la caméra devient de moins en moins aisé à cet être en construction, son rapport au monde et à l’imaginaire s’intimise, se dérobe, se joue par la médiation du livre ou de la console de jeu. La caméra se détourne parfois, filme par la fenêtre, le lien n’est pas rompu, il devient autre. Garance prend possession d’elle-même, construit son propre chemin intérieur, secret.
Que faut-il penser de la présence de la créature mythique qu’est le dragon dans le titre de deux films présents dans la compétition française ? Justement, qu’enregistrer le réel, c’est aussi filmer son pendant fictionnel, sa dimension de fabulation. Les dragons n’existent pas reprend le thème très contemporain de la lutte des travailleurs pour la survie de leur usine, pour le maintien de leur emploi en période de désindustrialisation, mais aussi pour le respect de leur personne et de leur rôle dans l’entreprise, et donc, dans la société. Là où le film de Guillaume Massart se distingue d’autres documentaires portant sur la même question, et notamment du très proche Silence dans la vallée de Marcel Trillat (2007), c’est dans sa manière de traiter son sujet sur le mode fantastique. Par exemple, en montrant la gueule fumante de l’usine et les pinces géantes des pelleteuses, qui, au lieu de nourrir et faire vivre les ouvriers, finissent par les dévorer tout cru. Au-delà de la parole rendue à ceux qui ont été dépossédés de tout, et qui assistent à la vente aux enchères des machines-outil de leur usine pour voir une dernière fois leur instrument de travail, le film trouve une très belle matérialisation en image de l’idée d’un capitalisme monstrueux et dévorant, et surtout archaïque.
Fragilité d’un « nous »
Définir son rapport au monde passe par une inscription dans un collectif auquel il est nécessaire de s’ouvrir. La proximité de la mort est une manière de questionner cette relation au monde, ce qui peut prendre une tournure assez retorse et contradictoire. C’est le cas avec le plutôt confus In Purgatorio de Giovanni Cioni, qui fait dialoguer les vivants avec la grande faucheuse à Naples, sa religion exaltée, mortifère, teintée de merveilleux. Les interstices sont minces entre folie et raison, vérité et mensonge, lucidité et divagation, orthodoxie et hérésie. Doit-on bichonner la mort au détriment d’une vie qui n’en serait que la préparation ?
La mort est le personnage fantôme de Grandmother, où la famille de Yuki Kawamura se réunit autour de sa grand-mère en fin de vie. Après quelques plans d’ouverture aussi beaux et soignés que des cartes postales, le réalisateur passe du bord de mer à la chambre où tous parlent autour de la vieille dame tombée depuis peu dans le coma. Un long plan s’attache à son visage sous le masque à oxygène, tandis que chacun lui prend la main et évoque des souvenirs. Moment fort s’il en est, où la place du réalisateur dérange, car on pourrait davantage ressentir la maîtrise que l’émotion, l’attention au film plutôt qu’à ces derniers instants. Peut-être trop court (36 minutes) pour que la démarche soit bien comprise, le film montre les râles de la mourante, ses yeux qui s’animent brièvement sous les paroles de ses proches. Difficile de ne pas se demander ce qu’elle pense du procédé, de cet œil qui l’enregistre, et de nous, spectateurs, consommateurs de son agonie. Après le service funéraire, un dernier plan – le même que le premier – qui montre la mer à travers un large portail, révèle une petite fille qui le traverse en direction de l’eau. Retour à la nature immuable, glissement du « je » du réalisateur au tout éternel, symbolisme pesant.
Appartenir au monde, c’est bien entendu y prendre part, agir à l’intérieur de celui-ci. Mourir ? Plutôt crever ! de Stéphane Mercurio est un film qui brasse beaucoup de thèmes. Il y est question de la mort pour ce vieil homme qu’est Siné, que l’on découvre parfois fort diminué, mais c’est aussi un film de famille : « il se trouve que je suis sa fille, en fait sa belle-fille. Donc c’est un film intime, de l’intérieur. Je voulais travailler depuis longtemps là-dessus… C’est assez difficile de filmer une figure, à la fois artistique et paternelle » nous confiait la réalisatrice lors d’un entretien à propos de la sortie d’À côté, son film précédent. Mais c’est aussi un métrage sur un homme rattrapé par le démon de l’engagement, par les circonstances et non de son fait : « il s’avère qu’il est advenu ce qui est advenu, et il est redevenu un homme d’action, qui se bat. » Mourir ? Plutôt crever ! a donc été un film bousculé par rapport à ces intentions de départ, le récit d’une vie d’engagement. Le vieil affreux jojo est, selon son propre terme, « déterré » de sa retraite après son licenciement de Charlie Hebdo suite à sa chronique à propos du mariage de Jean Sarkozy avec l’héritière Darty, certains la jugeant antisémite. Ainsi la rétrospective d’une vie bien remplie dialogue avec cette irruption du présent, l’affaire surgit et une cellule de combat se forme, comme une sorte de maquis clandestin se mettant en ordre de bataille. Tout en contenant dialogues et situations pimentées par le rentre-dedans du personnage gouailleur, Mourir ? Plutôt crever ! ne s’organise pas en une contre-offensive, il s’avère même un portrait d’une grande tendresse, à la fois joyeux et mélancolique, bercé tranquillement de quelques airs de jazz. Après À côté, on se dit que Stéphane Mercurio est une cinéaste pleine de délicatesse ; cette bonne distance qu’elle sait trouver ressemble beaucoup à de l’élégance.
Il existe un fantasme contemporain, traversant les frontières, dans lequel l’école serait l’endroit idéal pour prendre le pouls d’une nation. C’est ce que travaille Wei Tie dans son premier documentaire School, en axant son propos sur les méthodes éducatives chinoises. À la même distance des élèves que des professeurs, le cinéaste tend à montrer comment chacun devient acteur d’un système, rigide et compétitif. Orchestrant une sorte de chronique, le documentariste structure le film avec les différents événements traditionnels annuels : la nomination des jeunes pionniers, ou la préparation des festivités de la journée mondiale de l’enfance. S’effaçant quand il s’agit de constater, le documentariste fait le choix à plusieurs reprises d’intervenir, en poussant les témoins à questionner les lois du système. Pour le corps enseignant, c’est au cours d’échanges entre collègues, tous issus de milieux sociaux très divers, dans la salle des professeurs. Quant aux élèves, le dispositif est autre : une séquence montre les enfants donnant chacun leur avis, face caméra, sur la future élection des pionniers. Ainsi, derrière cet ordre apparent traité avec des plans fixes témoignant d’une caméra « assimilée », le débat est possible. Et c’est l’ingérence du cinéaste dans ce milieu qui l’initie. La discipline est remise en question, par un cinéaste qui reconnaît pourtant : « Ce projet a été initié il y a quelques années et m’est venu à l’idée du fait que pendant ma scolarité mes institutrices m’ont beaucoup soutenu, ce qui m’a aidé à affirmer ma volonté de devenir réalisateur. » (blog de Cinéma du Réel)
III. DU CINÉMA COMME ART DU RECYCLAGE (par Raphaëlle Pireyre)
En marge de la compétition, la programmation de rencontres avec des cinéastes ou bien autour de questions théoriques a été riche lors de cette édition. S’il fallait définir un dénominateur commun entre les cinématographies diverses évoquées au cours de cette semaine, c’est celui du regard singulier porté par chaque cinéaste sur le monde, et le pouvoir qu’a le documentaire de nous révéler une part inédite du monde.
Plutôt que d’aborder le cinéma sous l’angle de la vieille opposition fiction/documentaire mentionnée plus haut, Cinéma du Réel a confirmé cette année à travers les rétrospectives, hommages, et rencontres que le cinéma se définit en premier lieu par la position d’un regard.
« Icare cinéaste » : que voit-on, depuis le ciel ?
Regard en plongée porté depuis un avion, un ballon ou une grue, par exemple, qui fut évoqué lors de la journée de réflexion intitulée « Icare cinéaste ». Dès les premières années d’invention de la photographie, l’image mécanique a pu servir pour lever des plans cadastraux ou à des fins militaires. Les images prises depuis des ballons captifs, par le photographe Nadar, puis par d’autres, ont suscité l’intérêt chez les professions concernées, chez le grand public, ainsi que chez les artistes. Angela Lampe, conservatrice au Centre Pompidou qui prépare pour le Centre Pompidou Metz une exposition intitulée « Vu d’en haut », a insisté sur le fait que l’image prise depuis un avion devient plane, et perd ainsi toute notion de centre, et nécessite de ce fait un décodage. Les images des tranchées du chemin des Dames sous la neige prises en 1916, par exemple, deviennent des formes difficilement identifiables. Au point que l’on a dû former les militaires à l’interprétation de ce type d’image. Entre ces images qui transforment le réel en abstraction et la peinture faite de formes géométriques de Malévitch comme de Robert ou Sonia Delaunay, le glissement est aisé. La perte de repères induite par la prise de hauteur a tissé un lien entre l’indéchiffrable image documentaire et l’abstraction en art. Filmer le réel d’en haut pour lui donner des airs d’énigme.
René Vautier et la chanson bretonne
De René Vautier on connaît les films engagés, et en particulier le film pamphlet contre la guerre d’Algérie, Avoir vingt ans dans les Aurès. On sait moins qu’il s’est consacré durant plusieurs années à réaliser pour France 3 Bretagne de courts portraits en musique, chacun se consacrant, en une dizaine de minutes, à faire connaître les chansons ainsi que le point de vue sur son œuvre d’un compositeur breton. Pour les chanteurs engagés tels que Gilles Servat ou Glenmor, la musique qui appuie un texte vengeur ou didactique est porteuse d’un message et d’une identité régionale.
Le Scorpion cosmique est le titre du numéro de cette série consacré au musicien Gilles Petit. C’est également le nom de l’instrument de musique composite qu’il a créé. Engagé par les travailleurs du centre de culture de Saint Nazaire afin de développer des recherches sur la tradition musicale bretonne tout en proposant une sensibilisation aux musiques contemporaines, Gilles Petit accomplit sa mission en inventant un instrument de musique d’un genre tout à fait nouveau, une sorte de violoncelle fabriqué à partir des matériaux produits dans l’usine locale. En utilisant la tôle et l’acier pour générer des sons nouveaux, il créer au sens propre, une voix du prolétariat. Cette musique ouvrière s’engage dans la vie de la cité puisqu’elle se fait outil éducatif d’initiation des enfants bretons à la persistance d’une musique régionale modale. Détourner, toujours, se servir d’un matériau brut en en changeant la destination.
Lors d’une longue rencontre avec la critique Charlotte Garson, Albert Maysles est revenu très largement sur son vaste parcours de documentariste. Il est frappant de constater à quel point ce psychologue de formation s’est toujours attaché, au travers des personnalités singulières qu’il a filmées, à ce que ses films soient en phase avec la société de leur époque. À ce qu’ils nous parlent du monde tel qu’il va. En filmant les Beatles lors de leur première tournée américaine ou les Rolling Stones à Altamont ; en suivant le duel Kennedy/Humphries dans Primary ou bien l’exposition américaine en URSS en pleine guerre froide dans Opening in Moscow ; la famille qui lutte pour la survie autour d’une grand-mère vigoureuse dans LaLee’s Kin (2001) ou les destins d’inconnus rencontrés à l’occasion de voyages en train. Maysles est, encore aujourd’hui, en prise directe avec la société. Toucher au mouvement du monde en s’immergeant en son sein. Il est un véritable « cinéaste-scaphandrier », comme Edgar Morin a défini jadis le credo du cinéma-vérité naissant.
Boris Lehman, l’homme-objet
Avec Mille lieux, quatrième partie de son journal filmé toujours en cours de réalisation, Boris Lehman ne plonge pas au cœur de la rumeur du monde, mais aux tréfonds de lui-même et de son quotidien. Le cinéaste est venu présenter lui même son œuvre inachevée en la commentant en direct.
Cinéaste scaphandrier, Boris Lehman l’est aussi, mais au sens propre, lui. En visite sur un chantier, il enfile, avant de plonger dans des égouts, tout le matériel nécessaire à la descente en sous-sol. Combinaison, harnachement, casque et tuba. Nous ne voyons rien des découvertes qu’il fait lors de son incursion dans les entrailles de la terre. En revanche, nous assistons à la lente transformation, alors qu’il revêt son costume couche après couche, du documentariste en personnage burlesque.
Boris Lehman avoue qu’il a fini par devenir dans la vie le personnage qu’il s’était créé pour les besoins du cinéma. Il semble avoir pris Montaigne au mot, et devient « à lui même la matière de son film » au sens propre, lorsqu’il filme ses amis en train de réaliser un moulage de ses propres pieds, destinés à devenir les pieds de sa baignoire ! Les trajectoires du film nous font observer toutes sortes de mutations, de l’homme au personnage, de l’humain à l’objet.
Chez Lehman, rien ne se perd, tout se transforme, à l’image des terrains vagues, chantiers de construction, ou encore des déménagements/emménagements sur lesquels il attarde ses regards. Rien, surtout ne conserve sa fonction originelle. La vieille veste élimée que le cinéaste a porté plusieurs années va être dépecée par deux de ses amis. Repassée, découpée, elle se transforme en petits morceaux de tissus carrés sur lesquels sont imprimés des textes écrits par l’artiste au sujet … de sa veste. Assemblés, ces morceaux épars forment un grand livre. La vie réelle, l’objet concret et prosaïque s’est métamorphosé sous nos yeux, en une œuvre à la fois plastique et littéraire.
Plus tard, c’est un morceau de pellicule 16 mm accrochée à un mur n’est pas destinée à servir à un tournage, mais devient le support d’un petit mot écrit par un ami à Boris pour prendre des nouvelles. « Boris où vis-tu, dans un cinéma, à l’INSAS, sous un pont ? » peut-on lire sur la longue bande déroulée.
Le cheminement passionnant que le cinéaste-personnage donne à suivre au spectateur est celui qui conduit le regard de l’artiste à transformer le monde en plans, en séquences, en films, et enfin en œuvre. À la manière de Jacques Tati, Boris Lehman pose sur le monde un regard de biais, qui a le pouvoir de nous en révéler des facettes insoupçonnées. Dans son autoportrait du cinéaste en scaphandrier, Lehman plonge dans le réel d’une manière totalement opposée à celle du cinéma direct. Lehman est l’artisan d’un cinéma qui se bricole jour après jour, d’un work in progress toujours en chantier.
De l’image logo à l’image recyclage
Lors de la journée « Icare cinéaste », il a longuement été fait allusion au terrifiant tutoiement asséné au spectateur par Yann Arthus-Bertrand dans son film Home, ainsi qu’à la non moins effrayante idée que les images de son film devaient avant toute chose se faire « signature visuelle » de son auteur, avant de rendre compte du monde. Que penser de ce fantasme d’une image qui aurait évacué toute scorie du monde au point d’être déjà en elle-même un logo ?
Et si les ateliers, rencontres ou rétrospectives menés cette année au Réel tendaient à rejeter en bloc un cinéma qui prend la forme d’un mot d’ordre écologique bien pensant pour lui préférer l’idée que le programme du documentaire serait à voir plutôt comme outil de recyclage du monde ?