Troisième expérimentation du duo made in Groland, Louise-Michel quitte en partie la fantasmagorie absconse d’Altraa et, a fortiori, d’Avida, pour se nicher quelque part entre Buster Keaton, Jim Jarmusch et Peter Watkins. Relativement plus accessible, le film ne renie pourtant rien de ses influences mâtinées de pantomime absurde, de flottements narratifs qui se déploient en toute liberté, et de charge politique tranchante. Se contenter de déplier le catalogue des ascendances serait cependant injuste : la paire exubérante détonne dans le paysage et marque l’avènement d’une écriture et d’un style qu’on aurait bien du mal à situer sur la carte formalisée et consensuelle de la comédie française.
Le point de départ du projet Louise-Michel s’élabore dans les coulisses de l’émission « croquignolesque » du Groland où sévissent avec ardeur, et une étonnante constance, les comparses Delépine et Kervern. Leurs sketchs donnent naissance à de nombreux personnages pittoresques, on pense au chanteur disco alcoolique – l’un va-t-il sans l’autre ? – Jacky Blangier (Et glou, et glou et glou !) ou au Michel Sardouille plus sympathique que le vrai, mais c’est sans doute dans les réalisations à l’ambition plus cinéphile qu’ils sont les plus mordants. Le doublage de vieux westerns américains des années 1950 façon La Classe américaine sous acide ou les longs sketchs suivant les pérégrinations de quelques idiots inadaptés dénotent d’une véritable capacité de dépassement du scato télévisuel. Parmi ceux-ci, la série Don Quichotte de la Révolution réunit un vieux motard anarchiste et un livreur de pizza candide désireux de mettre à bas le système capitaliste, sans trop savoir comment ni pourquoi mais avec toujours beaucoup de panache ridicule. A partir de ce canevas, l’idée d’un film est né : transposer sur grand écran l’histoire si actuelle de quelques paumés – ouvriers ou marginaux – aux prises avec les délocalisations et le chômage massif, et décidant de se venger de tous les sévices subis sans broncher depuis des décennies. La référence tutélaire trouvée (la mythique anarchiste libertaire de la Commune de Paris), les deux cinéastes vont transfigurer la fausse sitcom en une œuvre farouchement libre et offrir à leurs deux charismatiques acteurs leurs meilleurs rôles.
Deux héros, deux personnages, deux faux-semblants, deux humanoïdes si attachants et si repoussants à la fois : Yolande Moreau et Bouli Lanners, Louise et Michel. La première est ouvrière dans une usine de cintres en Picardie, le deuxième est un tueur à gages paumé et fantoche. Ils vont se rencontrer suite à la décision collégiale et spontanée des ouvrières de tuer leur voyou de patron, ce dernier ayant vidé l’usine en une seule nuit, tel un Lucky Luke de la mondialisation forcenée. Les deux personnages ont leur part de ridicule, de bêtasse méchanceté, de crasse inculte mais ils peuvent revêtir, à tour de rôle, les apparats du vengeur masqué et de l’insoupçonnée solidarité typique des opprimés résistant face à l’inéluctable. Louise et Michel pataugent et remuent dans la mélasse comme des poissons hors de l’eau mais ils le font avec le reste de dignité humaine que le monde a bien voulu leur laisser. Ils font avec les moyens du bord et ce qui leur reste : le désespoir et leur inconséquente naïveté. Loin du cynisme méprisant de certaines comédies récentes, Louise-Michel porte un regard non pas attendri mais concerné et bienveillant sur ces fantômes qui n’ont plus rien à perdre puisque dépossédés de ce qui pouvait encore les maintenir dans la réalité. En perdant leurs dernières accroches à une société qui ne veut plus d’eux (le licenciement pour l’une, la bonne conscience pour l’autre) et dont ils ne veulent plus, les deux personnages se marginalisent et construisent leur monde exclusif non plus régi par des lois imposées mais par leurs propres envies et obstinations, les deux modes étant tout aussi absurdes l’un que l’autre de toute façon.
La caméra, quant à elle, se tient en retrait, elle capte de loin les pataugements. Avec recul et acuité, elle cadre et circonscrit les événements en dehors des conventions admises. Jouant des hors-champs signifiants et des surcadrages picturaux, elle construit patiemment son élégant particularisme qui la maintient à mille lieux de la confondante nullité esthétique du mainstream français. Pertinence de la mise en scène et finesse des personnages, voilà qui commence à faire beaucoup et tient de l’équilibre miraculeux et exceptionnel. Ajoutons à cela l’excellence comique, bouffonne et légère dans un même mouvement si singulier. De la vanne facile mais efficace (« Au fait, mon neveu a enfin trouvé un boulot honnête. Il est agent immobilier ») au comique de situation merveilleusement amené (la tordante scène de la vache et du revolver), on sent chez les deux cinéastes un irréductible talent pour le décalage ubuesque et le rire vachard. Citons pour finir, un bout de leur note d’intention, aussi foutraque et réjouissante que le film lui-même : « Nous voulons une comédie noire mais vraiment drôle et vraiment noire. Nous voulons un film libre, au montage et aux cadres épurés. Nous voulons deux personnages principaux à la fois radicaux et attachants. Nous voulons un western social d’aujourd’hui. […] Un ton plus loufoque mais crédible de bout en bout, une image en couleurs pour un univers peut-être moins esthétique que le noir et blanc, mais plus humain. » De légères concessions ont été apportées au pacte initial : l’épure souhaitée du cadre et de l’image a été malicieusement rehaussée par des trouvailles formelles réjouissantes qui n’ont rien de gratuites et qui ne font que confirmer avec puissance le rôle de plus en plus primordial que tiennent les deux compères dans la tentative de sauvetage de la comédie française. Une tâche déjà initiée par le référencé OSS 117 de Michel « Abitbol » Hazanavicius, dans un autre style mais avec la même volonté de désengluer la production nationale des niaiseries nocives à la Veber ou Chatiliez. La route est longue mais avec une telle compagnie, on veut bien l’endurer.