Le premier film du Bulgare Dragomir Sholev suit quelques heures d’une famille de classe moyenne et de leur fils qui leur échappe. Traitement original, force des plans, délicatesse du questionnement : Shelter est une réussite.
Un quatre-pièces dans un grand immeuble vieilli de Bulgarie. Un couple de quinquagénaires dont l’homme est entraîneur d’une équipe de water-polo. Ni riches ni pauvres, ils suivent une routine calme que personne ne remet en cause. Ils ont deux fils, un grand qui vit aux États-Unis, et un tout jeune, Rado, préadolescent dont la disparition au lendemain d’une fête ouvre le film. Les parents s’affolent, vont voir la police, se prêtent sans conviction au jeu des descriptions, sans être vraiment d’accord sur qui a fait quoi, sur qui est le responsable d’une dérive que l’on ne saisit pas encore. Les plans sont longs, embrassent les scènes dans les infimes complexités de leur déroulement. La caméra n’est pas fixe, pas portée non plus, elle suit lentement les personnages, s’empare périodiquement des à-côtés dans une belle fluidité, avant de revenir à eux. Il y a une tension, pas un suspense, pas le calme avant la tempête, mais la force du réel. Il pleut tout le temps sur cette ville, les paysages sont gris d’automne, pourtant le monde n’a pas la noirceur monochrome d’un Béla Tarr et les gris sont d’une grande variété. Bientôt, accompagnés par la mise en scène talentueuse de Dragomir Sholev, le fils et deux de ses amis apparaîtront, ados punks au look trop étudié pour convaincre, mais vrais jeunes loups des rues que suit silencieusement Rado.
Shelter fait penser à une carte ou à une recette de chimie. Les personnages représentent des éléments aux propriétés distinctes, et Dragomir Sholev les confrontent dans un espace clos, plutôt théâtral mais sans rater ses sorties hors de l’appartement. On pense aux personnages entiers de Cristian Mungiu dans 4 mois, 3 semaines, 2 jours, plus encore à la sécheresse théorique palpable jusqu’au titre de Policier, adjectif, de Corneliu Porumboiu. Ici, Sholev anime avec bien plus de vigueur et de puissance la vie de ses personnages. D’une part parce qu’il ne prétend pas représenter une société entière, d’autre part parce que son formalisme, de mise en scène comme d’écriture, sert autant la puissance de l’action que la réflexion. Quand les parents rentrent chez eux en proie aux pires scénarios, ils trouvent les punks dans la chambre de Rado, et ce dernier qui les présentent avec un naturel désarmant. Leur fils est jeune, ne porte ni cuir ni piercing, la différence d’âge et de style est frappante, la manière de se comporter aussi. Rien de caricatural, Rado obéit à son père, l’écoute quand il lui parle, puis repart placidement vers ses compagnons qui sirotent des bières en faisant le tri de ce qui est punk ou non dans cette chambre où se côtoient affiches trash et voiturettes d’enfant. De même, le père n’est pas la brute obtuse que l’on imagine, il n’exige pas que les amis vident les lieux, il parle, il cherche à comprendre avant de s’emporter. La mère, elle, tout en réactions, est si heureuse de retrouver son fils vivant et indemne qu’elle improvise immédiatement un repas.
Ce repas et cette situation de cohabitation donnent un ton de huis clos. Les figures se dessinent, évoquent en souterrain un possible Funny Games underground, pourtant Sholev n’a rien d’un amateur de jeu de massacre – ce qu’on pourrait par exemple reprocher à William Friedkin, mais c‘est une autre histoire –, il préfère intérioriser les confrontations. La famille de classe moyenne divisée, le fils paumé qui hésite sur ses modèles, les punks, la police tiraillée entre action et bureaucratie… Tout ce petit monde construit une chronique, suggère, peut-être pas assez franchement mais non sans beauté, des questions sur un monde qui ne progresse qu’à l’aveugle.
On pourrait plaquer sur ces figures plusieurs lectures, on retiendra ici l’analyse politique, reprise moins frontale – mais certes vingt ans après – du Taxi Blues de Pavel Lounguine, où un chauffeur de taxi communiste rencontrait, en plein effondrement soviétique, un saxophoniste au mode de vie chaotique. Le mari porte la nostalgie de la rigueur soviétique. Ses modèles sont le sport, la droiture, le travail. Au contraire, la sensibilité de sa femme la pousse à s’adapter, à s’ouvrir aux changements. Elle part du comportement de leur fils pour agir quand lui se base sur ses propres convictions pour l’éduquer. On retrouve également le rapport compliqué entre l’état et la population à travers l’institution policière, peu mais habilement montrée. La jeunesse, quant à elle, reproduit la division du couple. Les punks ressemblent finalement au père, durs dans leurs choix, attachés à un modèle jusque dans la manière de se vêtir, mais peu capables de se positionner au-delà des discours appris par cœur. Rado, lui, renvoie à sa mère, il absorbe son environnement et agit plutôt qu’il ne raisonne.
Shelter ne basculera jamais dans un discours ou un acmé, il s’en tient à la chronique pour laisser le spectateur peut-être un peu surpris ou sur sa faim, mais assurément prêt à poursuivre le questionnement entamé. C’est bien souvent ce que fuit malgré lui le cinéma, on ne pourrait que remercier Dragomir Sholev de suivre cette direction.