Corneliu Porumboiu confirme les espoirs qu’il avait suscités avec l’intéressant 12h08 à l’est de Bucarest. Policier, adjectif est une œuvre épurée, véritable relecture low-fi du film policier, qui stigmatise l’immobilisme et l’incommunicabilité gangrenant la Roumanie. Le cinéma de ce pays est décidément en grande forme grâce à une génération d’auteurs qui s’évertue à décrire l’évolution de sa société par le biais d’un travail pertinent sur les formes cinématographiques.
Moins connu que ses confrères de la nouvelle génération de cinéastes roumains, Corneliu Porumboiu a pourtant été rapidement consacré par les festivals internationaux : après avoir gagné la Caméra d’or cannoise en 2006 avec 12h08 à l’est de Bucarest, œuvre à l’humour vachard sur la chute du régime de Ceausescu, son nouveau film, Policier, adjectif, vient d’être récompensé par le grand prix de l’exigeant Festival EntreVues de Belfort et par le prix Un Certain Regard 2009. L’enthousiasme des jurés à l’encontre de ce cinéaste — pas toujours un gage de qualité — est justifié, tant celui-ci semble déjà maîtriser pleinement un art de l’épure aux notes quasi documentaires, qui réduit le langage cinématographique à sa plus belle et simple expression. Un dépouillement des formes filmiques, qui a pour dessein de livrer un discours pertinent sur un pays encore convalescent. Dans le film qui nous intéresse ici, Porumboiu décrit quelques jours de la vie de Cristi, un policier s’interrogeant sur son métier alors qu’il est chargé d’enquêter sur un adolescent fumeur de hasch. Il refuse de l’arrêter afin de ne pas avoir la vie du jeune homme sur la conscience pour un acte illégal aussi futile. Mais pour ses supérieurs, il s’agit d’une faute professionnelle.
À travers ce récit, le cinéaste stigmatise l’évolution d’une société représentée comme enfermée dans un bureaucratisme absurde, réduisant les comportements humains à des textes figés : Cristi est l’une des pièces de ce mécanisme rouillé aux procédures automatisées. La morale et la subjectivité s’opposent au droit, qui est, dans le film, un pur domaine technique visant à l’application froide des lois. Ce carcan législatif rigide métaphorise la Roumanie elle-même, décrite comme peu enclin à une modernisation de ses rouages étatiques et sociaux : l’idée d’évolution par la jurisprudence ne semble pas à l’ordre du jour dans cet état de l’ex-bloc communiste. Porumboiu fonde intelligemment son œuvre sur une histoire anecdotique de joints grillés entre adolescents insouciants afin de mettre davantage en exergue le ridicule d’un système qui traite ce fait divers banal comme une affaire hautement importante, déclenchant des mécanismes complexes pour la classer définitivement : tout est fiché, annoté, dans un délire procédural déshumanisé. Le langage, les termes et leur définition jouent alors un rôle symbolique central : leurs sens semblent échapper aux différents personnages, qui n’arrivent plus à communiquer au sein d’un univers en forme de vaste dictionnaire daté et peu réactualisé. C’est dans ce contexte morose, celui d’un pays qui a connu la dictature, que la nouvelle génération de cinéaste roumain a grandi et c’est ce qui fait assurément sa force critique : libérée du cinéma de propagande de l’ancien régime communiste, elle est déterminée à s’exprimer pleinement.
Policier, adjectif se divise en deux grands temps : les séquences de filatures et celles de dialogues entre policiers ou entre Cristi et sa femme. Lors des filatures, Porumboiu décrit talentueusement la fatigue profonde de son anti-héros, qui s’interroge sur son statut d’homme de loi. En disséquant son errance et ses gestes quotidiens mornes, il s’introduit dans les méandres de son esprit. Il en résulte une atmosphère quasi-métaphysique : l’enquête sur l’adolescent devient un acte de réflexion et d’introspection ; un véritable cheminement mental qui nous fait partager les pensées du personnage, malgré l’apparente distanciation de la mise en scène. Cela est lié à un art du cadrage (axé sur la séparation des corps et sur l’intériorité des individus filmés), du plan séquence et du montage juste, qui s’attarde sur les temps morts à la manière d’un Antonioni, tout en se référant à l’art épuré et aride de Bresson. Mais point de copie ici : le Roumain trouve un ton propre grâce à un humour noir qui relève de l’absurde. Les discussions entre Cristi et sa femme sont ainsi très drôles comme lors de dialogues où le couple se laisse aller à philosopher sur le sens des mots d’une chanson d’amour désuète. Elle provoque une incommunicabilité, une opposition des corps et des idées, qui symbolise parfaitement le projet du cinéaste : se moquer d’un système allergique au progressisme.
Cette idée s’inscrit dans une compression extrême des codes du film policier, se résumant ici à une poursuite pédestre où toutes les figures du genre sont affinées pour aller à l’essentiel. Cette aridité est en corrélation parfaite avec le thème de l’œuvre, qui analyse des schémas sociétaux réduits à leur forme la plus simple. En se jouant du langage cinématographique classique, le cinéaste s’attaque à la structure même des mécanismes anciens de son pays. La séquence finale de Policier, adjectif est la plus forte : Cristi, confronté aux ordres de son supérieur, est contraint de chercher la définition du mot conscience dans un dictionnaire. Celle-ci diffère de l’idée du jeune policier. Mais, coincé dans un système immuable, il doit respecter le sens littéral du terme, sans avoir le droit de donner sa propre version de la notion. Toute évolution est à enterrer et à oublier. Corneliu Porumboiu n’est pas un cinéaste à suivre ; il est déjà un espoir amplement confirmé, qui étonne par la force de sa réalisation. Contrairement à son personnage, il n’est pas limité par le sens officiel des mots et du langage filmique ; il s’en détache pour nous livrer un cinéma libre et innovant.