Le cinéaste hongrois l’a annoncé, et répète depuis inlassablement ses raisons et justifications : avec Le Cheval de Turin, récemment sorti, il met fin à sa carrière pour se consacrer à l’enseignement, activité qui l’occupe depuis de nombreuses années, et notamment à l’école de cinéma de Split. Peur de se répéter, difficulté sans cesse croissante de monter financièrement ses films, désaffection d’un public pourtant constitué, au fil des années, d’inconditionnels fidèles, les motifs varient quelque peu, mais convergent vers un même constat : l’énergie dont Béla Tarr avait besoin pour porter ses réalisations de plus en plus complexes et virtuoses se tarit. Le Centre Pompidou revient, en sa présence et pendant tout le mois de décembre, sur l’ensemble de son œuvre.
Annoncer la fin de sa carrière de cinéaste au moment de la sortie de son dernier film témoigne bien d’un sens aigu de la mise en scène de son œuvre, dont Béla Tarr fait preuve à chacune des présentations dans les festivals ou rétrospectives du monde entier. Remerciant chaleureusement le public de préférer passer plusieurs heures devant la pluie hongroise plutôt qu’à des activités plus guillerettes, le cinéaste sait s’attirer la sympathie de ses spectateurs. Dans la mesure où le réalisateur est plutôt enclin à parler de ses films, et de ses méthodes de travail, sa présence fait partie des bonnes raisons de découvrir une œuvre longtemps restée méconnue en France. En effet, ce n’est qu’au début des années 2000 que la Ferme du Buisson ou conjointement, le festival de La Rochelle et le Forum des images ont commencé à diffuser des films jusque-là inédits. À partir de la sortie en salles des Harmonies Werckmeister en 2003, les films nous sont ensuite parvenus, à rebours, et pour la plupart en édition DVD sans passage par la salle. Il est dont tout à fait opportun et passionnant de profiter de la rétrospective intégrale du centre Pompidou pendant tout le mois de décembre, pour aborder dans sa globalité une œuvre dégustée jusque-là par petites bouchées.
Premier long métrage, Le Nid familial, réalisé en quatre jours en 1977 selon des préceptes proches du cinéma direct (pas de scénario, tournage en caméra à l’épaule et son direct avec des non professionnels) peut paraître, au premier abord, à mille lieux de l’ultime Cheval de Turin, observation minutieuse du quotidien d’un homme et de sa fille prisonniers d’une cabane isolée battue par les vents. Néanmoins, si l’on observe l’œuvre de façon chronologique, l’impression de continuité avec laquelle le cinéaste passe d’un film à l’autre est confondante. À partir de Damnation, les personnages sont pris dans des paysages à perte de vue, mais ils n’en sont pas moins captifs que les protagonistes des premiers films, enserrés à la fois dans des plan rapprochés et dans des appartements confinés. Si la dimension politique n’est présente que dans les tout premiers films, le désir de faire un cinéma social perdure jusqu’à aujourd’hui, à travers la volonté de filmer des personnages d’exclus en les faisant interpréter par des marginaux ou vagabonds rencontrés hors des systèmes de castings. La faillite du couple, de la famille, au cœur des premiers films, cède la place à des crises davantage mystiques ou métaphysiques. Maloin, dans L’Homme de Londres (2007), voit sa vie simple totalement remise en question lorsqu’il entre ne possession d’une valise pleine de billets de provenance douteuse. Son rapport au travail, à la communauté, se voient bouleversés par cette découverte, montrée davantage comme une boîte de Pandore que comme un véritable trésor.
Au-delà de ces différences, Tarr montre une grande fidélité à des motifs qui reviennent avec constance depuis ses débuts : les fêtes de famille, de village, concerts où l’on boit et chante; observation des gestes du quotidien; difficulté à vivre ensemble au sein du couple ou de la communauté. Entre la période « engagée » du début de l’époque « métaphysique » (ou cosmique, comme la désigne le cinéaste lui-même), le téléfilm Macbeth (1982) joue le rôle de chaînon manquant. La prouesse technique du plan-séquence poussée à son comble (le film de 67 minutes est construit en deux plans) devient le mode d’expression idoine des errements de monsieur et madame Macbeth, coincés entre désir de pouvoir et culpabilité. Le dispositif du plan-séquence va certes se complexifier au fil des années, mais l’idée d’un plan pris comme une cellule d’espace-temps dans laquelle le personnage évolue en vain est déjà présent dans les tout premiers films.
Second long-métrage édité en DVD mais jamais sorti dans les salles française, Rapports préfabriqués (1982) met en scène un homme qui quitte son foyer, et, en flashback, les épisodes qui ont précédé et provoqué ce départ. Les séquences de dispute alternent avec des moments de distraction, joyeux ou mélancoliques. Les hommes qui se détendent, à l’usine, en jouant à la balle assis sur leurs chaises de bureau à roulettes, ou les chansons de fin de soirée teintées d’ébriété, sont filmés avec le même souci de laisser du temps à la prise. Le long plan final est tout à fait annonciateur des mouvements de caméra complexes que Béla Tarr mettra en place par la suite, et traduit bien le double sentiment qui étreint le spectateur à leur vision : admiration formelle, face à la virtuosité technique, à laquelle s’ajoute une puissante sensation de la vanité de l’existence de ces personnages, mais aussi de la vie en général. Tendu vers le désir de la vie moderne et de la consommation, le couple vient d’acheter une machine à laver, promesse d’une vie plus heureuse ou au moins plus simple. Assis à l’arrière d’un camion, le mari et la femme rapportent chez eux ce témoin d’une réussite sociale somme toute relative, dans un travelling embarqué qui dévoile un système d’emboîtement : peu d’issue de secours envisageable dans ces rues toutes semblables, qui dévoilent des barres d’immeubles toutes identiques, carcans qui enferment encore un peu plus le couple dans la remorque, et la machine à laver dans son carton.
Alors que les premiers films sont très ancrés dans la Hongrie socialiste des années 1980, les récits, à partir de Damnation convoquent des lieux et des temps assez indéfinis. En prenant ainsi de la distance avec son époque, Béla Tarr se tourne vers des considérations plus « inactuelles » et tend à une forme d’universalité. On l’a beaucoup dit ou écrit, les films de Béla Tarr se vivent plus qu’ils ne se voient. On vit avec le cocher et sa fille, la répétition des gestes quotidiens : s’habiller, se déshabiller, manger les pommes de terre à la main, harnacher le cheval, puis le ramener à l’écurie parce que le vent est trop fort pour sortir. On a beaucoup répété que Satantango (1994) durait plus de sept heures, et que son appréhension s’approchait davantage du temps de la lecture d’un roman que de celle d’une banale séance de cinéma. Béla Tarr insiste fortement sur ce rôle qu’il confie au spectateur de prendre les films à son propre compte, de les reconstruire à partir de ses moments d’attention ou de déconcentration, d’y prendre place, de s’y installer, un peu comme dans le rythme de la vie.