On ne demande pas, en général, à Michael Moore de construire une argumentation, parce qu’il est de bon ton d’apprécier un Américain anti-Bush en France et que, de surcroît, il réalise des pamphlets assumés en tant que tels. Il est drôle cet ovni qui va filmer des mères de soldats tués en Irak, des PDG de Nike peu compatissants ou des cancéreux miséreux ? Eh bien non. La critique n’est pas une fin en soi. On ne dénonce pas n’importe comment, en mélangeant pathos, argumentations vides et informations aux origines douteuses sous prétexte qu’ils militent pour une «bonne cause». Le dernier film de Michael Moore est une insulte à ceux qui, comme Raymond Depardon, montrent un état de fait et tentent de réfléchir (hou le vilain mot) sur des mécanismes sociaux, des événements politiques sans ramener la couverture à eux.
Michael Moore est très fort pour faire croire qu’il est le suppôt d’une critique farouche et originale de l’American way of life, et très fort également pour annihiler tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une critique un tant soit peu intéressante des thématiques qu’il couvre. Il en impose et sait s’imposer. Omniprésent dans ses précédents films, se filmant en permanence dans Fahrenheit 9/11 ou Bowling for Columbine, il l’est ici au travers d’une voix off particulièrement agaçante. On ne voit donc jamais des témoignages filmés, mais Michael Moore, le bon samaritain, filmer ses témoins triés sur le volet. Les plus larmoyants, les plus fragiles ont été évidemment choisis en priorité. Car pour dénoncer le système de sécurité sociale américain -rappelons que la couverture universelle n’existe pas outre-Atlantique- on ne verra ni médecins, ni économistes, ni hôpitaux, ni infirmiers, ni professionnels des assurances mais que des malades qui ne peuvent payer leur opération ou leur traitement, et des repentis des représentants du capitalisme hurlant qui s’auto-flagellent devant la caméra. S’intéresser aux patients est central : le problème est que l’on ne démantèle pas le système des assurances privées américaines en montant des entretiens de personnes, abandonnées par l’État, certes, et très malheureuses. Le problème est que l’on ne dénonce pas sans chercher à comprendre l’existence d’un tel système. L’image choc qui fait pleurer dans les chaumières est applaudie aujourd’hui parce qu’elle critique l’Amérique et une politique évidemment critiquable du pays de Bush. Mais la «méthode» de Michael Moore, si elle est sensée être au service du «Bien», est également celle de tous les cinéastes de propagande les plus dangereux du XXe siècle.
Un discours qui se dit servir la justice se doit lui-même de servir la justesse. Ici on est très loin du compte. Ne s’appuyant sur aucune loi, sur aucun décret, aucun écrit, à l’exception de quelques lettres d’assurances surlignées, c’est Michael Moore qui répand la bonne parole, qui nous dit la «vérité». Sicko est construit en deux temps : Michael Moore va d’abord chez ses concitoyens établir des cahiers de doléances, puis se rend en Europe et à Cuba là où la couverture universelle -dangereusement communiste pour la plupart des Républicains- fonctionne depuis plus de cinquante ans. La première heure est donc un montage rapide de plaintes, de larmes et d’horreurs en tous genres. Un couple va vivre chez sa fille car le traitement d’un cancer l’a ruiné ; une femme a vu son mari mourir car elle ne pouvait pas payer l’opération… et, comme il n’y a plus de travail, un plombier va en chercher -je vous le donne en mille- en Irak ! Et tout cela nous est asséné pendant une heure. Michael Moore s’attache dans un premier temps, intention louable au demeurant, à relayer la souffrance de ceux qui sont abandonnés par un système de santé purement fondé sur l’économique. On verra ainsi toute la mauvaise foi que les assurances développent pour éviter les remboursements et les aides. Mais le danger est de considérer ses témoins seulement comme des cobayes au sein d’une œuvre de charité dirigée par Michael Moore, le danger est de changer l’être humain en victime avant tout, incapable de réflexion et jouet absolu au service d’un discours caricatural. Michael Moore est ainsi un as de la dramatisation. Comme la réalité ne suffit pas, on lui ajoute un peu de fiction : la liste des maladies non couvertes par les assurances sera donc filmée derrière la musique de la Guerre des étoiles, et le «réalisateur» usera et abusera des gros plans sur les larmes des victimes du système américain. L’épopée de Michel Moore, et non de ceux qu’il filme, ne s’arrête pas là.
L’excès de la forme et de la fictionalisation, déjà présent dans Fahrenheit 9/11 amène le Dieu de la critique en Europe. Et là, surprise, les systèmes de sécurité sociale anglais et français n’ont absolument aucun problème. Pas de trou de la Sécu, services d’urgence sans attente et sans problème de places… La preuve, le couple d’Américains qui vit depuis dix ans rue de Rivoli a pu prendre six mois de congés payés après l’accouchement de l’épouse, et l’État leur accorde une aide gratuite à la maison quatre heures par semaine. Comme nous ne sommes pas à un amalgame près, on apprend aussi que la faculté en France est totalement gratuite ! -l’État m’a donc volé de l’argent lorsque j’étais étudiante, c’est dur d’apprendre cela au cinéma-. Comme Michael Moore se pose encore des questions, il va chercher à comprendre pourquoi les États-Unis sont aussi réticents à l’idée de la couverture universelle. L’explication pourrait tenir la route : certains démocrates dont Hillary Clinton il y a quelques années, ont voulu l’établir mais ont toujours échoué à cause des Républicains qui brandissent l’étendard du communisme social. Pourquoi pas ? Mais là où Michael Moore devient réellement insupportable est lorsqu’il nous explique que l’Amérique nous a menti pendant des années sur la réalité de Cuba. Non, Fidel Castro n’est pas un dictateur ayant bâillonné toute opposition, c’est un visionnaire de la santé. À Cuba, toutes les pharmacies regorgent de médicaments (c’est bien connu), et les hôpitaux publics (Moore ne fait aucune mention des autorisations qu’il a dû obtenir avant) sont des paradis de la médecine moderne. Sans douter de l’efficacité de la chirurgie cubaine, on est en droit de se poser la question suivante : Michael Moore veut-il nous faire croire que Cuba est en fait un havre de libertés et de création que les États-Unis ne pourront jamais rattraper ?
Le pire est probablement dans la conclusion : alors qu’il se rend à Guantanamo, Michael Moore nous montre des tables d’opération dans le bunker et des médecins hautement compétents. D’où proviennent ces images ? Nul ne le sait, mais on peut imaginer que ce sont des images que le gouvernement a données à la presse lors des débats autour de la torture des prisonniers d’Irak et d’Afghanistan. Évidemment, Moore n’a pas pu rentrer dans Guantanamo même. Mais cela ne l’empêche pas d’expliquer que «les États-Unis traitent mieux leurs prisonniers que leurs citoyens»… Faut-il laisser mourir les prisonniers sans les soigner ? Comme notre ami n’achève jamais une séquence par une explication, il ne prolonge pas son discours. C’est sans doute ce qui lui manque cruellement : l’esprit d’analyse. On ne donne pas en pâture aux spectateurs une foultitude d’informations sans en donner la provenance, l’origine, la preuve et l’explication. Rien de tout cela n’existe dans le merveilleux monde de Michael Moore. Il pointe le doigt sur un problème mais parasite tant son discours de parallèles -je vous ai épargné la séquence de fraternité entre les pompiers du 11-Septembre et les pompiers cubains, car finalement, les assurances sont mauvaises car elles n’honorent pas leur patriotisme- de flous et d’informations tout bonnement fausses, que l’on ne peut croire un instant au bien-fondé de ce genre de film. En sortant de Sicko, on a appris que les assurances privées ne font pas dans le sentiment, que Guantanamo est finalement bien plus chouette que l’Ohio, que Cuba est un modèle, et, dernière blague de Moore, que les Cubains et les Européens «vivent dans le monde du nous et pas celui du moi». Michael Moore vit dans son monde, se met en avant en permanence en tant que narrateur d’un film au fond et à la forme manipulatrice. Le culte du moi s’achève sur sa générosité «anonyme» -il y croit en plus- envers un détracteur qui ne pouvait payer l’opération de sa femme. Il lui a envoyé un chèque de 12000 dollars et se vante d’être l’exemple que l’État américain devrait suivre. Espérons que ce sera cela en moins dans le budget de son prochain film et que les États-Unis laisseront leur chance à des documentaristes consciencieux au lieu de nous donner à voir pareil objet qui, derrière une flatterie des bien-pensants qui se croient fantaisistes, cache une absence totale de fondements rationnels.