Après sa campagne anti-armement (Bowling For Columbine), son tract anti-Bush à tendance conspirationniste (Fahrenheit 9/11) et son propos sans nuance sur le système médical (Sicko), Michael Moore reprend son schéma de démonstration par le choc dans Where to Invade Next. Choc accentué par l’unilatéralité de la structure argumentaire du film qui épouse, encore une fois dans l’œuvre de Moore, une navrante naïveté, notamment quand la réflexion porte sur l’Histoire. L’opération lancée ici est un simple jeu de comparaison, censée charger les faiblesses du système politico-social des États-Unis par la mise en relief des réussites européennes – pèle-mêle, les congés payés en Italie, la culture en France, l’éducation au Danemark, le système judiciaire en Norvège, etc…
Le soldat Moore est donc envoyé à la conquête de l’Europe pour voler non pas l’argent et le pétrole, mais les bonnes idées sociales – base scénaristique dont on note d’emblée l’artificialité. Partant de cet incipit naïf, dont on appréciera, ou non, le pastiche de blockbuster hollywoodien, avec musique militaire, gros titres pour le générique, et images spectaculaires, le film semble mettre en avant son récit plutôt que son auteur, comme toujours dans les films de Michael Moore. C’est à dire que le cinéaste est bien plus occupé à mener son exode politique qu’à questionner son rapport à l’art cinématographique.
Rhétorique brutale
Arrive alors, au milieu du film, le délicat chapitre allemand, sur la question du rapport à l’Histoire, qui, selon Moore, manque cruellement aux Américains. Le cinéaste part du constat, peut-être un peu simpliste, que l’Allemagne vit dans la culpabilité, argument qui arrange bien l’auteur, lui qui aimerait que cette culpabilité soit ressenties aux États-Unis vis-à-vis des Amérindiens. Érigé alors comme modèle de rédemption, l’utilisation du cas allemand sur la question du devoir de mémoire et de culpabilisation est problématique d’un point de vue purement historien, si l’on se réfère par exemple aux réflexions de Paul Ricœur sur le sujet. Le travail de mémoire est avant tout une possibilité, et il faut se méfier d’une mémoire obligée, qui, en devenant acte politique et acte de justification, enferme dans une tyrannie de l’émotion au détriment de la distance critique nécessaire.
Finalement, l’attitude envahissante de Michael Moore, armé de ses gros sabots et de son imposante caméra, est en adéquation avec son argumentation à la rhétorique brutale et rudimentaire. D’une part, la construction du cinéaste est rectiligne, puisqu’elle ne cherche qu’à observer le versant positif de chaque modèle politique étudié sans interroger ni imposer de véritable réflexion – « cueillir les fleurs, pas les orties », nous dit-il. D’autre part, sa structure argumentaire se résume, dans son architecture filmique, à un jeu de montage discursif balourd et limité à une forme comparatiste facile – par exemple, quand Michael Moore va visiter un pénitencier en Norvège, où les prisonniers semblent à l’image très bien traités, et que sur musique de rock’n’roll, le monteur y oppose les images de pénitenciers américains avec les clichés de violence habituels.
Le drame du film de Michael Moore, c’est qu’il est l’illustration parfaite de ce que craignait Brecht dans ses théories sur la distanciation. En anesthésiant son spectateur avec une narration extrêmement fluide, évoquant un catalogue de réussites, son appel politique à réagir s’évapore à la fin du film. Le cinéaste a pensé pour nous dans un récit extrêmement bien huilé sans laisser place à un socle réflexif – un travail arrêté et fini, qui ne peut pas servir d’appui comme potentiel outil de travail. Where to Invade Next n’est qu’un pur produit de consommation.