Pour sa première sortie en France, le réalisateur slovène Damjan Kozole met en scène une étudiante qui se prostitue pour rendre plus confortable son niveau de vie. À travers ses pérégrinations, il dessine quelques-uns des effets déshumanisants du capitalisme à l’européenne. Si la réalisation est honnête, sage mais quelquefois belle, le propos est un peu court.
La prostitution prospère sur les bancs des facs. Ce n’est pas la première fois qu’on nous le dit, la presse française ou internationale l’évoque de temps à autre et le cinéma s’en est déjà emparé, sous divers angles, le plus commun étant le risque de l’engrenage qu’Emmanuelle Bercot filmait dans son téléfilm Chères études (2009). Aleksandra, jeune étudiante slovène heureuse de quitter son bled pour Ljubljana, se prostitue en parallèle de ses cours d’anglais. Réaliste, le film se veut pourtant loin de la tragédie sociale, loin d’une déchéance progressive jusqu’à l’aliénation, ou la revanche. Aleksandra n’est pas riche mais n’a pas besoin de cet argent pour se nourrir ou se loger. Ses problèmes viendront de son envie d’en avoir plus : l’achat d’un appartement qu’elle escompte un peu vite pouvoir payer. Qui est Aleksandra ? Outre « Slovenian girl », son surnom des petites annonces visant, selon le réalisateur Damjan Kozole, à rappeler aux Slovènes que la prostitution n’est pas que le fait des autres pays, elle est un pur produit de la transition. Indépendante, calculatrice, elle se montre froide et secrète, elle ne s’encombre pas de la morale pour pouvoir progresser. Elle est le large centre du film, et prise seule, elle n’est pas loin de le faire passer pour naïvement « ostalgique ». Le capitalisme dévoue les jeunes générations et les perd. Propos plutôt court puisqu’il n’est pas autrement développé et se dilue dans l’opposition entre la grande ville et la province.
En revanche, là où l’on s’attendrait à voir les États-Unis porteurs de ce capitalisme, on retrouve à la place l’Europe, sous la forme d’une entité bureaucratique kafkaïenne et vidée de son sens. Le film se déroule pendant la présidence de l’Union européenne par la Slovénie, et cela ne se caractérise que par des convois de voitures aux sirènes hurlantes qui bloquent les routes chaque heure du jour avant de disparaître, comme si hommes politiques et obscurs secrétaires, indistincts, tournaient à l’infini dans un dédale.
Il y a quelque chose de Sous toi, la ville, de Hochhäusler, et de la nouvelle vague allemande, sans l’abstraction ni le niveau du premier, sans l’envie de formalisme de la seconde. On pourra aussi songer aux destins individuels chamboulés par l’évolution des frontières, que montre sur deux modes À l’est de moi, de l’actrice-réalisatrice Bojena Horackova. Disons qu’une certaine empathie se développe, rend l’œil attentif bien que morne, aux tribulations de notre héroïne attentive bien que morne. Cette dernière est jouée par Nina Ivanisin, une jeune première talentueuse qui risque cependant d’être enfermée dans la retenue de son jeu.
D’abord opposé à la capitale et au caractère d’Aleksandra, son village natal, où son rocker raté de père remonte entre deux bières son vieux groupe de musique, apparaît peu à peu sous un jour plus fin que la grande ville. Lorsque menacée par un proxénète elle s’isole chez son père, il semble que l’endroit insuffle une nonchalance triste et sans énergie. Mais l’univers y est familial, loin des façades glaciales des grands immeubles. Il a l’avantage de prolonger le caractère de la jeune fille, d’expliquer son parcours sans psychologie dialoguée à la française, en préférant la capter par des scènes découpées comme des sketchs, des moments de vie d’elle ou de ses proches.
Il faut cependant creuser pour parvenir à ces réussites, et si Slovenian Girl se laisse regarder, il est plutôt monocorde, comme si la mélancolie des personnages avait bavé. Si l’ensemble du scénario n’a rien d’original, qu’il comporte même quelques scènes peu crédibles, il embarque agréablement le spectateur sur au moins deux belles pistes, riches parce que fausses, qu’on ne dévoilera pas. Dommage pourtant car l’une d’elle joue trop gratuitement de la tension et crée une peur plutôt gênante : l’attente de la passe fatale, du client pervers et peut-être meurtrier. La prostitution est alors banalisée et ne devient qu’un ressort du suspense. C’est au contraire dans les moments où il semble s’échapper de son destin, que Slovenian Girl étonne brièvement, avant de retrouver son timide cheminement sociologique.