Le troisième film de Christoph Hochhäusler (après Le Bois lacté et L’Imposteur) clôt dignement une belle salve de sorties allemandes : L’Étranger en moi, Everyone Else et Le Braqueur. Mais s’il présente d’indéniables qualités formelles, Sous toi, la ville (beau titre) témoigne également des limites du jeune cinéma d’outre-Rhin – un cinéma théorique au risque, parfois, de la désincarnation.
Svenja Steve vient de s’installer à Francfort. Lors d’un vernissage d’une exposition d’art contemporain, elle croise le reptilien Roland Cordes, l’un des dirigeants de la puissante banque d’affaires pour laquelle travaille son époux. Une attirance inexplicable ne tarde pas à naître entre eux.
D’un point de départ assez banal mêlant adultère, sexe et pouvoir, Christoph Hochhäusler a tiré un drame énigmatique et sec. Il n’y a ni cris ni larmes dans Sous toi, la ville : la passion y est violente mais sourde. L’acte sexuel lui-même est filmé de manière froide, presque clinique, et les deux amants n’échangent que peu de confidences – et pratiquement aucun sourire. Rien dans les dialogues ne vient jamais expliquer leurs actes ou éclairer leurs motivations, mais de nombreuses scènes sont semées comme autant d’indices des tourments intérieurs qu’ils cachent sous une surface marmoréenne (Roland) ou insaisissable (Svenja).
L’opacité de Svenja et Roland tranche avec la transparence presque aveuglante des lieux dans lesquels ils évoluent. Francfort, principale place financière allemande, est filmée comme un no man’s land de verre et de métal. À l’aide de travellings latéraux, Hochhäusler épingle ses personnages dans des intérieurs froids, dépouillés, interchangeables, à peine agrémentés par des œuvres d’art contemporain qui ne représentent rien de plus que des signes extérieurs de leur niveau social. La caméra dessine des espaces à la fois ouverts et asphyxiants, peuplés de reflets innombrables qui ne renvoient à Roland, qui trône au-dessus de la mêlée, que sa propre image de prédateur fatigué. C’est parce qu’il cherche à se fuir lui-même qu’il s’invente un passé de fils d’ouvrier, qu’il se rend régulièrement dans un squat sordide pour se confronter à ses propres addictions, et qu’il entretient une liaison irraisonnée et dangereuse avec une jeune femme que son pouvoir n’impressionne pas. Quant à l’impulsive Svenja, elle aussi étouffe dans son couple aux aspirations petites-bourgeoises.
La mise en scène, qui s’appuie sur un sens du cadre remarquable et sur une musique dissonante et angoissante, fait merveille pour dévoiler la violence insidieuse de l’univers ouaté de la finance internationale, pour traquer les réalités sordides qui se cachent derrière un vocabulaire cryptique et délibérément abscons. Mais le parti pris mimétique du film, aussi froid que ses personnages et que ses décors, finit par se retourner contre lui. Tout en rétention, il peine à faire ressentir la tragédie d’une passion impossible. Même quand l’amour finit par ébrécher le miroir social, le film reste constipé, emprisonné dans son brillant dispositif claustrophobe. Comme beaucoup de productions allemandes récentes, Sous toi, la ville finit par pécher par excès de rigueur. Il n’en reste pas moins impressionnant de maîtrise, et d’une frappante acuité politique : le plan final du film, prophétique et glaçant, restera longtemps en mémoire.
NB : Sous toi, la ville a été très mal accueilli à Cannes, où il était projeté dans la sélection Un certain regard. Certains n’ont pas manqué de se manifester de la plus grossière façon qui soit : par des injures. Peut-être se sont-ils reconnus dans le miroir que leur tendait le film ?