Turbulence des fluides
Le film de Rúnar Rúnarsson est parcouru d’une tension à deux versants, comme d’une dualité se laissant appréhender par deux axes : un axe physique, géographique comme horizontal d’une part, et un axe émotionnel, vertical, qui accompagne la progressive élévation du jeune héros.
La confrontation entre ces deux axes permet de faire coexister deux temporalités, qui ne cesseront de s’affronter tout au long du film et qui résultent, au premier abord, du changement qui s’opère dans la vie du jeune Ari.
16 ans et un visage d’ange, l’adolescent mène une vie paisible avec sa mère à Reykjavik, entre sa passion pour le chant – qu’il exerce au sein d’un chœur d’église – et ses amis. Cette tranquillité est ébranlée le jour où, par manque de disponibilité, sa mère l’envoie passer l’été chez son père, dont Ari est coupé depuis plusieurs années.
Différence de cadres
La distance géographique et les années de silence qui séparent Ari de son père ne sont rien à côté du décalage de leur environnement social et de leurs habitudes. Il suffit de peu de temps au spectateur pour comprendre que les statuts du père et de l’enfant vont rapidement s’inverser : Gunnar est un homme austère, rustre, dont l’occupation lorsqu’elle n’est pas de boire, consiste à se battre et à littéralement larver chez lui.
Les anciens camarades d’Ari, qu’il retrouve après plusieurs années, ne s’en tirent pas vraiment mieux, passant le plus clair de leur temps à traîner en bandes, à squatter des soirées et à enchaîner les beuveries. Même Lara, l’amour d’enfance d’Ari semble s’être faite happer par le rythme de cette routine, et s’affiche avec la petite frappe du village. En cela, le film de Rúnar Rúnarsson épingle le même fonctionnement déterministe que La Merditude des choses de Félix Van Groeningen : la famille est ici décrite comme un cadre emprisonnant, dont le seul lien de préservation repose sur la répétition d’un rituel de beuverie, de misogynie et de violence sommaire. Comment alors composer avec l’hostilité d’un tel environnement ?
Extraction(s)
Tandis que dans le film belge cette extraction se concrétise pour le personnage de Gunther à travers la vocation de l’écriture, elle trouve ici des réponses plus troubles, le film ne cessant de jongler entre la promesse d’un changement et un sentiment d’inertie, seul recours entre les mains d’Ari pour ne pas succomber aux impératifs de son entourage. Dans ce paysage de fjords, dont la beauté distille une atmosphère onirique, Ari s’isole ainsi quelques fois au fond d’une cuve pour chanter, là où sa voix se dédouble d’un incroyable écho, comme pour mieux persévérer dans son être et rejeter les exigences de transformation que lui impose son père (tuer le phoque pour devenir homme).
En contraste avec cette temporalité de maintien et cette utopie statique d’Ari, le cinéaste distille tout au long du film les stigmates d’un futur changement déjà en marche, à l’instar de ces séquences où il partage le véhicule de son père et traverse, par un travelling avant mécanique, des zones d’ombres et des zones de lumière, dans un décor où le soleil ne semble jamais se coucher. Le très beau travail de Sophia Olsson au niveau de la photographie permet de préserver l’ambiguïté propre à cette possible transformation et ne cesse de baigner notre personnage dans une lumière douce mais trouble, à la fois artificielle et organique.
Morceaux choisis
C’est dans le maintien d’une telle tension que la mise en scène du cinéaste déploie pudeur et subtilité, par cette volonté de mettre en évidence le décalage entre la transformation attendue par le personnage et sa transformation réelle, et opposer l’onirique à l’effectif. Dans son court-métrage Anna (2009, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs), Rúnar Rúnarsson soulignait déjà la transformation physique de sa protagoniste par le recours à un cadrage très serré, permettant au spectateur de mesurer l’écart entre l’expérience vécue par la jeune fille et le discours désapprobateur d’une mère faisant entendre sa voix en hors-champ.
Sparrows n’échappe pas à un tel dispositif, faisant de la perte d’innocence d’Ari un moment d’une poésie troublante, au réalisme violent, atténué pourtant par un mouvement onirique. Cette scène, constituant l’acte final du long-métrage, constitue la reprise du court-métrage réalisé par Rúnar Rúnarsson et intitulé Two Birds (Smáfuglar) dans lequel un jeune adolescent, en se réveillant après l’absorption de kétamine, décide de cacher à celle qu’il aime l’atrocité du viol commis alors qu’elle était endormie. Dans un long plan isolant le visage d’Ari, qui scrute à son réveil le corps dévêtu de Lara, le cinéaste fait de ce moment de flottement et de stupeur un instant de basculement, dans lequel se concentre une infinité de possibles et surtout l’amertume d’une innocence quittée, hélas, trop brutalement.