Le titre ne pouvait pas être mieux choisi pour le troisième long métrage de Felix Van Groeningen : La Merditude des choses. Il y a un comme un élan poétique dans cet assemblage de mots qui aussitôt s’envole quand sur l’affiche du film figure quelques loubards, nus, assis sur des vélos. Pour ainsi dire, le ton est donné. Dans une ville imaginaire, Trouduc-les-Oies, des frères accros à l’alcool et au sexe pourrissent dans la merde. Pas d’argent, pas de travail, pas d’avenir. Puisqu’ils chôment, nos héros traînent dans des bars jusqu’au petit matin entraînant avec eux un enfant, Gunther (interprété par le jeune Kenneth Vanbaeden), dont le tendre regard sur sa famille contraste avec le chaos alentour. Dans cette décadence aux accents flamands, Felix Van Groeningen réussit à imprégner l’écran d’une odeur familière et attachante.
Des années plus tard, Gunther (Valentijn Dhaenens, aux traits similaires à ceux de Rüdiger Vogler dans Alice dans les villes) raconte son enfance avec le recul qu’un adulte peut entretenir avec son vécu et l’exactitude de ses souvenirs. Les images du passé défilent en désordre dans un premier temps, comme quelqu’un qui cherche des traces enfouies dans une mémoire peu enclin à la rétrospective. Pour signifier la progression de cet effort, les couleurs changent, tantôt en noir et blanc, tantôt l’image se teinte en bleu pour peu à peu reprendre un grain grossier presque imparfait. Quelques plans suffisent à présenter sa famille : Il y a « Cel » (Koen De Graeve), le père de Gunther, postier et alcoolique. «Petrol» (Wouter Hendrickx), un homme à femmes avec qui Gunther partage sa chambre, «Baraqué» (Johan Heldenberg), l’homme fort, puis l’oncle Koen (Bert Haelvoet), père à plusieurs reprises mais pas avec la même femme. Ses oncles l’emmènent s’enivrer chaque soir, tandis que Gunther essaie de vivre une scolarité presque normale, ponctuée de retard, remontrances et punitions. Felix Van Groeningen choisit, à juste titre, de ne pas dresser un fils contre sa famille puisque Gunther n’a jamais cessé de défendre ses oncles même s’ils n’ont rien pour plaire. C’est ce qu’ils cherchent à cacher que l’œil doit démasquer.
Malgré la crasse dans laquelle la famille vit, une sympathie pour les personnages émane à la vue de ce film, une tendresse liée au jeu des acteurs, à ce naturel incontestable que le réalisateur a su saisir. Les Strobbe ont une allure improbable : les cheveux longs et gras, la barbe imposante, le marcel délavé. Rien ne leur fait peur, surtout pas le mauvais goût. Gunther aurait pu devenir comme eux. Il respecte tant ses oncles qu’il a peur d’être lui aussi un Strobbe. Le voilà des années après, seul face à son ordinateur. Ses manuscrits ne séduisent aucune maison d’édition. Il stagne chez lui, assis devant son bureau avec vue sur un chemin de fer. Les mots ne viennent pas mais des images du passé resurgissent, par bribes. Tout au long du film, Gunther se souvient et cherche dans son histoire des raisons pour expliquer sa vie actuelle. L’écriture de son roman autobiographique s’avère être sa seule issue de secours et notre seul moyen pour le comprendre. Les trains passent devant sa fenêtre et les souvenirs surgissent. Ce procédé salvateur, ces flash-backs, cette solitude de l’artiste face à la page blanche toujours entouré d’une femme patiente et compatissante peuvent vite sombrer dans le pathos. L’intérêt n’est pas là mais plutôt dans la construction de son identité. Enfant non désiré, Gunther n’est pas né dans un chou mais entre deux voitures et des litres de bière. Au fur et à mesure, cette image de l’artiste raté s’efface au profit d’un adulte qui se bat pour ne pas sombrer dans les mêmes turpitudes que ces prédécesseurs : les Strobbe, père, fils, oncles, tous des alcooliques notoires et ratés exemplaires.
Puisqu’un passé n’appartient qu’à celui qui le possède, dans ce film, les personnages principaux semblent ne jamais vieillir. Les souvenirs évoluent hors-temps, devenus une reconstitution de soi, sans autre regard que celui de Gunther, une vision loin d’être objective. Plus vieux, Gunther ne se souvient pas de ses oncles autrement que jeunes. Chez lui, un souvenir n’a pas de rides, il s’use, d’où cette constante image vieillie. La caméra au poing empêche une quelconque esthétisation dans ce film, l’univers des Strobbe dégouline de saletés, les tavernes regorgent de figures dignes de films felliniens, la scatophilie règne et prend parfois le dessus sur l’alcool. Dans son rapport au corps, à la nourriture, La Merditude des choses s’apparente à La Grande Bouffe, à quelques différences près, les Strobbe préfèrent les saucisses crues aux plats mitonnés et la bière au bon vin. Disons qu’il y a plus d’art culinaire belge que français dans ce film sur lequel l’empreinte flamande est indéniable.
La solidarité des Strobbe s’explique autant par l’étroitesse du lieu dans lequel ils vivent que dans l’alcool. L’histoire se recentre sur la relation de Gunther avec son père. L’amour des uns pour les autres parait bien trop fort pour qu’un des leurs décide de ne plus être un Strobbe, dans le cas inverse, la violence devient le seul dialogue possible et, dès lors, l’humour disparaît pour laisser place aux maux que l’alcool engloutit. Il y a pourtant les larmes des Strobbe devant le retour de Roy Orbison qui signe le retour aussi des oncles à la vie normale. Mais la merde a la dent dure, elle s’accroche, se sent, se voit dans chaque plan, des toilettes familiales sans porte et situées à l’extérieur de la demeure, aux toilettes du collège de Gunther inondées par des excréments, personne n’y échappe.
Si les frères Strobbe apparaissent démolis par l’alcool et ne s’expriment qu’avec violence et vulgarité, la solidarité qui les unit séduit, comme ce respect et cette fierté autour du nom de famille (une valeur inébranlable), tempère ce goût pour l’immonde sans pour autant l’excuser. Les Strobbe ne sont ni bons ni méchants, ils s’enfoncent juste dans la merde, jusqu’au jour où plus aucun n’aura pied pour s’en sortir. Bien que les situations soient extrêmes (enfants ou femmes battus, beuveries, menaces d’huissiers, prison), l’affection pour les personnages naît dans les non-dits du film. Personne ne semble capable de s’avouer un sentiment, le trop-plein d’égo renvoie aussi à un trop-plein d’émotions contenues. L’admiration constante de Gunther pour ses oncles et son père évite la simple rancœur d’un adulte enragé qui voudrait croire que sa malchance est liée à son vécu. Il n’a pas de regrets ni reproches. Il a cherché à s’éloigner d’un environnement malsain en se protégeant par son cynisme et surtout l’écriture. Le spectateur peut le détester quand il l’entend dire « Il y a deux personnes que je hais, deux femmes. La première m’a donné le jour, l’autre est en train de me faire un gosse » alors peut-être que la fin ne sera pas à la hauteur de ses espérances, mais retenons surtout l’acte rédempteur d’un homme en lutte contre la détermination sociale. Felix Van Groeningen ne cherche pas à attendrir son personnage principal, n’importe qui peut le haïr, mais certainement pas autant qu’il se déteste lui même. Dans ce monde d’hommes dépravés, ravagés par l’alcool, la seule figure féminine s’avère être une figure maternelle, la génitrice de ses quatre paumés retournés vivre auprès d’elle, une madone silencieuse, toujours prête à pardonner ses fils, sans pour autant taire leurs défauts.
Si l’on considère que Sex and the City est un film « caricature » sur la femme, alors La Merditude des choses pourrait être l’inverse, une caricature sur les hommes à la recherche d’une Pretty Woman, le seul être quasi absent du film et qui pourrait les sauver, même si, au fond, se réduire à cette perspective servira bien plus les détracteurs du film que les amoureux du genre. La Merditude des choses pourrait emmener son spectateur vers des terrains conquis, des clichés faciles (sur les Belges, la déchéance sociale, l’alcool, la fraternité) et les inviter ainsi à rire d’une comédie burlesque. Heureusement, Felix Van Groeningen a contourné cet obstacle et préfère ne pas montrer du doigt les mœurs d’une famille hors norme en laissant la part belle à l’absurde autant qu’au regard d’un enfant devenu adulte, enfin prêt à panser ses blessures pour bientôt écrire le roman de sa vie.