En ouvrant Suprêmes par une allocution de François Mitterrand sur la situation sociale dans les quartiers paupérisés à la fin des années 1980, Audrey Estrougo pose le décor : son biopic des premières années de NTM ne sera pas seulement la success story attendue mais aussi un film conscient des déterminations politiques et sociales qui ont conditionné le récit, jusqu’à faire endosser à ce dernier la fonction de porte-voix. L’omniprésence d’images d’archives confirme cette première impression. Jaquettes de vinyles, unes de magazines, extraits télévisuels, photos, les supports varient mais interrogent : très peu de ces documents sont restitués tels quels, la plupart sont truqués et retouchés (les visages des acteurs Théo Christine et Sandor Funtek remplacent ceux de JoeyStarr et KoolShen sur les affiches, quand ce ne sont pas directement leurs corps tout entiers qui sont incrustés). Certaines archives sont même reconstituées de toutes pièces, que ce soient les émissions d’époque ou les « reportages de terrain » qui, par un jeu d’acteur hasardeux et la patine nostalgique de l’image Betacam, en rajoutent dans la contrefaçon. Un parti pris peu subtil qui, au lieu de combler l’écart entre la fable du film et le réel, en mimant la forme documentaire, révèle voire accentue la distance qui les sépare. Un montage au mitan du récit dresse explicitement un pont entre les époques, du début des années 1990 à aujourd’hui, en osant l’anachronisme : à partir de la mort de Malik Oussekine, en 1986, la séquence renvoie à des cas plus récents de violences policières, jusqu’au meurtre d’Adama Traoré. L’ambition, en apparence louable, de ne pas désolidariser le conte de fée de son historicité et de la violence qu’elle renferme butte sur l’inauthenticité et le caractère bien trop succinct de la démarche qui finit, malgré elle, par avoir un petit goût d’opportunisme.
Poncifs et fétiches
Car c’est la machinerie traditionnelle – et passablement académique – du biopic qui tend le plus souvent à obstruer et à écraser cet arrière-plan. Même s’il se cantonne aux débuts laborieux du groupe (les premiers textes, les concerts dans les caves, la signature d’un premier contrat, etc.), Suprêmes concentre la plupart des poncifs du genre, notamment la caractérisation des personnages, qui se révèle pour le moins schématique. Les deux jeunes rappeurs s’opposent en tous points, l’un est sérieux et studieux (Bruno/KoolShen), appliqué à écrire ses textes, à être à l’heure aux répétitions et aux enregistrements, l’autre est insolent et indocile (Didier/JoeyStarr), peu enclin à accepter les exigences du monde professionnel, bagarreur tourmenté et déjà un peu addict à la drogue. Si le scénario favorise étrangement le second aux dépens du premier, il ne cherche pas à complexifier ce petit programme dialectique, mais plutôt à enfoncer le clou du sous-texte psychologique : la motivation profonde du groupe semble ici moins liée à un désir d’émancipation qu’à des rapports lourdement conflictuels avec la figure paternelle. À une échelle moins intime et plus culturelle, Suprêmes évoque aussi d’autres parricides. Au début des années 1990, le rap supplante ses prédécesseurs sur le marché de la musique contestataire, le rock et le punk – thèse illustrée par une scène de confrontation lors d’un concert en rase campagne, propice à une réconciliation quelque peu naïve entre métalleux anars, avec crêtes et piercing, et jeunes de banlieue, avec survêtements et casquettes. La séquence est symptomatique : Estrougo fait passer la fétichisation avant son sujet. L’image mordorée dans laquelle baigne le film lisse toutes les aspérités et ne fait ressortir que les éléments de la direction artistique, réduisant l’époque à une série de signes et de mimétismes.
Dans ce cadre très policé, l’insistance avec laquelle cette hagiographie souligne la récupération immédiate du groupe par l’industrie, à travers la présence de deux jeunes managers issus des beaux quartiers, très prompts à profiter commercialement de l’aubaine, a toutefois de quoi surprendre. La légèreté de ce contrepoint – rapidement restreint à un choc des cultures dont on moquera uniquement les apparences : style vestimentaire excentrique, taille des appartements, coupe de cheveux… – sonne comme un aveu involontaire. D’une certaine façon, Suprêmes opère la même manœuvre que ces deux personnages de l’ombre : canaliser, plier le réel aux besoins d’une fiction consensuelle, faire rentrer dans le moule un objet de la culture populaire et le vider de sa substance politique profonde, par omission ou par confusion, pour en faire une baudruche des plus inoffensives.