C’est l’histoire de Nathalie, une femme ordinaire, dont la vie est rythmée par ses gardes d’infirmière et les retours de son ami un week-end sur deux. C’est l’histoire d’une femme pleine d’amour, pétrie de désir pour un homme qui lui rend bien. C’est l’histoire d’une femme, dont la vie bascule un soir quand un collègue de travail la viole contre la porte de son appartement… C’est une histoire banale.
Force du champ
Une histoire banale oblige à se placer devant ce qu’on ne voudrait pas voir, en imposant une confrontation frontale, non pas à l’agressivité physique mais à la douleur mentale. Jamais le film ne fait violence plus que nécessaire à ses personnages, pas plus qu’au regard des spectateurs. Audrey Estrougo se pose les bonnes questions et se donne les moyens d’y répondre. Servie par le format 4/3, qui forme un cadre étau autour des personnages et isole souvent Nathalie, sa démarche de réalisation consiste à réfléchir à l’adéquation la plus étroite possible entre le propos et sa démonstration. Ainsi, dans les premières séquences, le corps de la jeune femme est filmé en gros plan, dans sa vérité faite de courbes élégantes comme de petits bleus et de vergetures. Ses étreintes avec Wilson sont tantôt douces, tantôt passionnées. La caméra s’attarde longuement sur leurs peaux frémissantes, sur leurs bras entremêlés, comme pour saisir le moindre détail d’une fusion charnelle et émotionnelle. En contrepoint total, le viol est filmé en un plan, en silence, à distance des personnages vus de dos, à moitié vêtus. Loin de tout spectaculaire, il est montré comme un acte expéditif, dont l’exécution impulsive et discrète laissera des traces invisibles mais durables.
Féminin au féminin
Une histoire banale ne l’est pas tant que ça, puisque le film est l’œuvre d’une femme et déploie un point de vue féminin sur le viol. Cela peut sembler anecdotique, mais ne l’est pas. Cinéma et télévision ont banalisé la représentation du viol, dont le caractère révoltant y demeure certes intact, mais est souvent enrobé dans le mélodrame ou détourné par une violence vengeresse (d’Irréversible aux Accusés, en passant par la série Maison close). La proposition d’Audrey Estrougo va bien au-delà de cette dialectique creuse, en se concentrant exclusivement sur la psyché d’une femme que la douleur condamne à la solitude. La réalisatrice traite son sujet sans détour, suivant étape par étape un lent processus de déconstruction mentale et physique, dont le viol constitue le point de départ et le cœur névralgique d’une détresse sourde et polymorphe. Le récit n’est pas exempt d’un certain didactisme dans la volonté de décortiquer toutes les phases de son parcours post-traumatique, mais il ne s’encombre jamais d’un propos purement théorique. Quand les témoignages de victimes de viol sont égrenés en voix-off, l’écran se charge d’une lumière onirique pour redessiner les contours d’un corps nu et meurtri. Une histoire banale flirte aussi avec le huis clos paranoïaque et le film d’horreur, quand Nathalie se calfeutre chez elle, couteau à la main, après avoir couvert ses fenêtres de journaux, ou quand elle multiplie plus tard les rapports sexuels expéditifs en boîtes de nuit, telle une gorgone insatiable. Le film parvient même à trouver une forme de grâce dans de brefs instants de légèreté, qui semblent longtemps impossibles, mais prouvent l’intelligence d’un regard de cinéaste, dont le but n’est pas simplement de bousculer ou de malmener son spectateur, mais bien de lui montrer la complexité d’une trajectoire de vie brisée, faite de heurts et d’incertitudes.
Film nécessaire
Après l’intelligent Regarde-moi (2007), où elle explorait les rapports filles-garçons dans les cités, Audrey Estrougo avait tenté un exercice de style périlleux avec le musical social Toi, moi, les autres (2011). Pourtant, en deux films, elle imposait déjà son intérêt pour des sujets de société forts et développait une réflexion rare sur l’identité féminine. La jeune réalisatrice nous revient donc avec un film d’urgence : tourné avec trois fois rien, très vite, grâce à une équipe bénévole entièrement au service de son sujet. Au-delà des spécificités de sa création, Une histoire banale en impose surtout par sa pertinence. D’emblée, une question vient à l’esprit : pourquoi ce film n’a-t-il pas existé plus tôt ? La réponse semble certes toute trouvée : la dureté du sujet et la frontalité de la démonstration peuvent effrayer (sans compter le fémino-centrisme du récit). Il n’en demeure pas moins, au fil des séquences, que ce film apparaît comme un acte non pas audacieux, mais tout simplement indispensable. Audrey Estrougo filme avec une précision et une détermination visibles dans chaque plan, comme dans chaque regard de son interprète, Marie Denarnaud, troublante de justesse.