Toute jeune réalisatrice de 24 ans, Audrey Estrougo sort son premier long-métrage au cinéma, Regarde-moi. Ambitieux, ce premier film sur un groupe de jeunes, et plus particulièrement deux jeunes filles au sein d’une banlieue, fait preuve d’une très belle maturité. Une auteure est née.
Regarde-moi a une vraie ambition de cinéma car nous sommes ni dans une approche sociologique de la banlieue ni dans le registre de la comédie. Vous êtes jeune – vous avez à peine 24 ans – et c’est votre premier long-métrage : comment avez-vous réussi à faire financer ce projet par Gaumont ?
7ème Apache Films, notre boîte de production, avait réuni la moitié du budget. Il nous fallait convaincre des distributeurs de rejoindre le projet pour joindre les deux bouts. Devant un certain nombre de refus, on a choisi de se diriger vers les plus gros. Comme Apache Films avait déjà un certain nombre de projet en cours avec Gaumont, on leur a proposé le scénario. Il a beaucoup plu et pour eux, c’était une sorte de pari sur l’avenir, l’enjeu financier étant relativement peu important pour eux. Le producteur de Gaumont n’a pas voulu voir mes premiers courts-métrages et m’a laissé totalement libre de mener mon projet comme je l’entendais. C’était très bien comme ça.
Les enjeux cinématographiques et de montage posés par Regarde-moi rappellent les partis pris d’Elephant. Ici, la subjectivité du point de vue – masculin puis féminin – est traduite par la répétition de scènes selon un axe différent. D’où vous est venue cette idée ?
Avant tout, je voulais parler de l’histoire de ces filles de la cité. Mon film fonctionne comme un entonnoir. Je vois d’abord très large avec vingt personnages. Puis à la fin, je n’en ai plus que deux. Mais pour raconter l’histoire de ces deux filles, il fallait d’abord une partie très informative. La banlieue, je connais pour y avoir vécu mais ce n’est pas forcément le cas de tout le monde et je ne cherche pas à faire un film que pour les habitants de la banlieue. La seconde partie de mon film, celle qui est consacrée aux filles, peut être très violente et très mal interprétée. C’est pour cela que je voulais d’abord passer par les garçons – qui sont une source d’informations et nourrissent le spectateur – pour que l’on comprenne la particularité du regard porté sur les filles. Cette première partie nous permet ensuite d’accompagner ces personnages féminins sans les juger car dans ce film, je ne juge personne.
Disposiez-vous de plusieurs caméras pour tourner ces scènes où la question de la subjectivité entre en jeu ?
Non, je n’avais qu’une seule caméra. Comme la météo n’était pas très aidante, il ne nous était pas toujours possible de refaire immédiatement la scène d’un autre point de vue. Il fallait parfois attendre deux ou trois jours pour la retourner. Travailler autant avec mes comédiens m’a vraiment permis d’aller vite à l’essentiel car ils savaient rapidement quelle émotion reprendre.
En commençant par le point de vue des garçons, on voit aussi combien ce sont les garçons qui, au sein de cette cité qu’on ne quitte pratiquement jamais, établissent les règles…
Ce qu’on connaît de la cité quand on n’y vit pas, c’est avant tout l’univers masculin car c’est celui auquel s’intéressent les médias. Mais la vérité est souvent tronquée car on peut rencontrer bien plus de dealers dans certains quartiers du XVIIIe que dans les cités. L’histoire de ces garçons, c’est donc un peu l’arbre qui cache la forêt. Pour commencer, ils ne sont pas présentés comme on a l’habitude de les voir et puis, finalement, ils ne constituent pas le nerf du film. Ce sont les filles.
Comment réagiriez-vous face à une lecture féministe de Regarde-moi ?
C’est drôle car on m’a souvent dit que c’était un film machiste parce que la violence était du côté des filles et que les garçons étaient plutôt fleur bleue. C’est en fait une façon assez bâtarde de résumer la situation. Je ne pense pas que le film soit vraiment féministe. C’est avant tout un point de vue féminin sur un milieu qu’on a l’habitude de voir traité que par les hommes.
Dire de votre film qu’il est machiste, c’est tout de même occulter toutes les interrogations liées à la féminité. Le personnage de Fatimata, par exemple, arbore à un moment une perruque blonde et un maquillage outrancier. Quel est la portée symbolique de cet acte ?
Je pense avoir fait un film identitaire. Fatimata fait partie de ces filles qui, pour exister, doivent renier leur personnalité et les jeunes femmes qu’elles sont en train de devenir. L’adolescence est un passage forcément délicat. Là, elle tente quelque chose pour que Jo, le garçon dont elle est amoureuse, la remarque. Elle va jusqu’au bout de sa démarche, elle met une perruque blonde pour être comme Julie, sa rivale, ce qui est forcément maladroit.
Dans votre film, les jeunes femmes n’ont pas le droit de mettre des vêtements mettant en valeur leurs formes par crainte de passer pour des filles faciles. Et lorsque, dans une scène, apparaissent des femmes voilées, elles imposent un certain respect à la fois chez les filles et chez les garçons. Est-ce le moyen de traduire un certain tabou autour de la religion ou d’interroger une nouvelle fois la relation au corps pour ces jeunes femmes ?
C’est le seul moment où le film a une portée plus sociale. C’est un moyen de montrer la perdition des jeunes en banlieue. La religion est comme une réponse pour qui souffre de ne pas être en harmonie avec son image. Je n’en parle pas dans le film car ce n’est pas le propos, mais il y a aussi beaucoup de femmes qui plongent dans la religion pour être respectées. Elles ne sont alors plus regardées comme une femme ou comme une sœur mais comme une vertueuse qui prie. La femme fait peur à l’homme car elle est susceptible d’éveiller des désirs en lui qui pourraient l’éloigner de son engagement religieux. C’est aussi pour cela qu’on les couvre de la tête au pied dans certains pays.
Regarde-moi est aussi un vrai film d’action. Il y a un véritable suspense autour de cette rivalité féminine qui rappelle l’influence d’un certain cinéma américain. Était-ce une volonté de votre part de mettre en parallèle ces codes qui fascine les jeunes et leur quotidien ?
Je crois que c’est totalement inconscient. Je n’ai fait aucune école de cinéma, j’ai simplement vu beaucoup de films pour me nourrir. Comme ce projet m’a pris quatre ans, j’ai voulu me faire plaisir. Pour le travail sur la lumière, je me suis inspirée de nombreux films asiatiques et pour le cadre, je me suis effectivement nourrie de ma passion pour le cinéma américain. Concernant la scène où le personnage de Mouss répète sa scène de drague devant la glace, je n’ai par exemple pas du tout pensé à Taxi Driver mais plutôt à Long Way Home de Peter Sollett.
Les acteurs sont pleinement investis dans leur rôle. Comment s’est passée la rencontre ? À quel degré ont-ils participé à l’écriture du scénario ?
Pour la plupart, je les ai rencontrés il y a deux ans, une fois mon scénario écrit. J’ai autoproduit un pilote – une scène du film, en fait – pour expliquer l’univers visuel qui m’attirait et parce que je voulais vraiment travailler avec ces comédiens-là. Pour la plupart, le contact s’est établi après que j’aie posé une annonce sur Internet. J’ai rencontré environ 200 jeunes puis j’en ai gardé une vingtaine avec qui j’ai tourné le pilote. J’ai ensuite présenté le scénario et le pilote à des sociétés de production. Quand j’ai signé chez 7ème Apache, je leur ai imposé un planning pour le tournage et les comédiens avec lesquels je souhaitais tourner le film. Une fois ces conditions acceptées, j’ai demandé aux différents comédiens d’improviser autour du scénario et des relations existant entre les personnages.
Comment leur avez-vous présenté le projet ?
Je leur ai simplement expliqué que je voulais faire un film sur les filles en banlieue. Je ne leur ai rien promis dans la mesure où on a d’abord commencé par un pilote sans avoir la garantie d’être financé pour la suite. On m’a d’abord refusé le CNC parce que j’étais trop jeune puis on me l’a finalement accordé. Comme Canal+ ne nous accordait que 100 000€, on est allés manifester devant le siège pour finalement obtenir trois fois plus. Je n’ai jamais cherché à leur mentir sur l’aboutissement du projet mais pendant toutes ces négociations-là, je n’ai pas cessé de les faire travailler. Sur le plateau était présent un coach avec qui je faisais régulièrement un bilan sur les résultats de chacun. Il dirigeait les séances d’improvisation tandis que moi, je les observais. Cela m’a vraiment permis de les connaître par cœur et d’aller jusqu’au bout de ce que je voulais faire.
Certains dialogues étaient-ils improvisés ?
Tout était écrit, il n’y avait aucune improvisation. Les dialogues n’étaient pas forcément pensés par rapport à ce qu’ils étaient. Les comédiens ont dû se coller à leur personnage. Beaucoup d’entre eux ne venaient même pas de banlieue. Puis tous les écouter aurait été ingérable. D’autant plus qu’en ayant le même âge qu’eux, il fallait trouver une juste distance pour mener le projet à bien.
Qu’avez-vous voulu traduire avec cette fameuse scène où les filles se retrouvent entre elles et déversent leur haine face caméra ?
Tout d’abord, quand j’ai pensé cette scène, je me suis dit qu’il ne fallait pas la rater, qu’il fallait qu’elle soit très bien cadrée et très bien jouée. On m’a souvent dit qu’elle était comme slamée. Je pense que c’est l’axe de la caméra qui veut cela. Les filles, jusqu’au dernier moment, ne savait absolument pas comme allait être tournée la scène. Je les ai fait répéter, crier, chanter, hurler. Puis j’ai délimité au sol ce qu’allait être le cadre mais il leur a fallu un certain temps pour comprendre que cette scène serait filmée en un seul plan et qu’il leur faudrait être toutes ensembles pour que le résultat soit bon.
Il y avait une vraie brutalité des rapports alors qu’on sent que pour beaucoup de personnages, notamment celui de Fatimata, il y a cette envie de sentiments mais que c’est ressenti comme quelque chose de honteux.
C’est certain. L’universalité de mon propos tient dans cette scène. Il y a de vraies scissions qui se font par exemple autour de la couleur de peau parce qu’il y a un véritable mal-être identitaire.
Quels sont vos projets pour la suite ?
Actuellement, je mets en scène une pièce, Les Quatre Jumelles de Copi, au théâtre Darius Milhaud. J’ai commencé à écrire le scénario de mon deuxième long-métrage, un road-movie autour de deux adolescents sans papiers et un ex-star du porno. Ce sera une sorte de voyage initiatique entre Paris et Marseille à la recherche d’un absolu. Le problème est qu’aujourd’hui, on me demande de ramener de l’argent et qu’un tel sujet n’est pas forcément porteur. Le plus important pour moi reste de faire des films auxquels je tiens, même s’ils ne déplacent pas les foules.