Walter Salles était attendu au tournant. Plus retors qu’une brigade de flics républicains lancés à la poursuite de fumeurs de marijuana, des millions d’amateurs de Kerouac se tenaient prêts à intervenir. Ils seront déçus : non pas par le long-métrage, honnête et fidèle, mais par le respect bigot que porte Salles à l’œuvre originale, s’érigeant plus en gardien du temple qu’en créateur à l’œuvre.
Ne nous voilons pas la face : Sur la route, premier roman publié de Jack « King of the Beats » Kerouac devait être adapté au cinéma. En 1957, l’année de sa parution, Jack Kerouac lui-même rédigeait une missive à Marlon Brando pour le prier d’incarner Dean Moriarty, tandis qu’il endosserait le rôle de son alter ego, Sal Paradise. Inutile de préciser que le projet fut abandonné. Depuis, beaucoup s’y sont essayés, et non des moindres : Jean-Luc Godard, Roman et Francis Ford Coppola ont ainsi rêvé leur version de ce voyage initiatique dont la virtuosité n’a d’égale que la légende littéraire qui lui est attachée.
Que Walter Salles s’empare de l’ouvrage quasi sacré (au même titre que Voyage au bout de la nuit, L’Attrape-cœurs ou Ulysse), il n’y a rien de bien étonnant : toute la filmographie du réalisateur brésilien, de l’évident Carnets de voyage à Terre lointaine, se déploie dans de vastes paysages dont la beauté n’en masque pas l’hostilité. Le réalisateur a vécu l’exil en grandissant en France et aux États-Unis, et le long-métrage rend parfaitement compte de cet aspect indissociable de l’œuvre de Kerouac : une certaine distance vis-à-vis du mouvement beatnik, qui se transforma au fil des années en franche désillusion, voire en agressivité crasse. Sam Riley, le Ian Curtis ultrasensible de Control, trouve ici un très bon équilibre entre la soif d’expérience qui habite Paradise et sa réticence à l’abandon total qui le tient souvent en observateur des exploits et déchirements de ses compagnons, emmagasinant les faits pour mieux les retranscrire. Lancé à la recherche d’un père disparu, l’éternel adolescent Dean Moriarty (Garrett Hedlund) fait osciller le spectateur entre fascination (sa liberté, notamment sexuelle, force l’admiration) et pitié (le bougre fait des dégâts partout où il passe).
La fidélité fait donc partie du voyage : décors et bande originale, à base de Slim Gaillard, Thelonious Monk ou encore Charlie Parker, participent à la cohérence de ces États-Unis de l’après-guerre. En mêlant au récit original des éléments clairement influencés par l’existence de Kerouac (on pense à la relation avec la mère, ou évidemment à la rédaction selon les étapes), Walter Salles respecte la fictiographie (pour ne pas utiliser le trop commun « autofiction ») que représentent Sur la route et la plupart des œuvres de l’auteur beat.
Mais voilà : à force d’un surplus de respect, Walter Salles ne s’approprie jamais vraiment l’œuvre de Kerouac. La linéarité de l’adaptation, engoncée entre la première et la dernière phrase du roman, ne surprend que trop rarement le spectateur. Les rôles féminins du long-métrage, Marylou (Kristen Stewart) et Camille (Kirsten Dunst), en pâtissent les premiers. Le roman de Kerouac s’en détournait au profit de la figure de Dean Moriarty, et Salles le suit dans cette direction. Sous-exploitées, les deux actrices ne laissent pas un souvenir impérissable, et Kristen Stewart, pourtant convaincante, ne s’en tire que grâce aux scènes de sexe à plusieurs. Pire encore, lorsque Salles s’intéresse aux difficultés rencontrées par Kerouac/Paradise pour coucher sur le papier ses expériences, les scènes de (non) rédaction s’avèrent extrêmement communes, se contentant de montrer l’écrivain frustré devant sa machine à écrire.
Enfin, les itinéraires de Sur la route, tel que Walter Salles les filme, constituent moins une recherche qu’un simple déplacement (en témoigne l’indication des lieux, sur un mode documentaire qui sied mal au récit de Kerouac, loin d’un journal – carnet ? – de voyage), lequel vire parfois au survol : le dernier segment du voyage, au Mexique, est ainsi particulièrement bâclé. Les yeux rivés sur la route, Walter Salles oublie de se frayer son propre chemin dans la prose lyrique de Kerouac. Pourtant, Paradise trimbale bien plus volontiers À la recherche du temps perdu qu’une carte routière.