Pour son 60e anniversaire, le festival de Cannes convoque ses champions palmés ou primés autour d’un thème : la salle de cinéma. 33 courts-métrages de 3 minutes défilent, indépendants les uns des autres, simplement liés par cette seule thématique. Alors ? Inégal forcément, c’est la règle. Mais beaucoup de cinéastes ont à dire, à transmettre et donnent à penser sur le statut du spectateur et plus largement sur le cinéma lui-même. Un plaisir qu’il serait de bon ton de s’accorder.
Assister à une projection cinématographique est affaire de désir et de confiance. La source de l’image est située dans le dos, et pourtant il n’est point question de se retourner avec inquiétude. L’objet du désir : l’écran et lui seul. C’est aussi un acte d’abandon volontaire dans une position statique de quasi-impuissance motrice. Voir ici le thème de la salle de cinéma traité par l’impressionnant et plus que respectable cortège de cinéastes (celui qui ne trouvera pas un seul cinéaste à aimer est tout de même à plaindre) reproduit ces sentiments voluptueux propres à la séance de cinéma, mais fait poindre aussi une certaine crainte. Ceux pour qui plane le spectre de Paris, je t’aime doivent être ici rassurés : l’ensemble est relevé, parfois magnifique, souvent drôle et cocasse. La tendance à faire du spectateur une pleureuse professionnelle, sous prétexte qu’il aime le cinéma, est un peu grossière. Ces formes de célébration du cinéma (ou de Cannes pour un cas) par lui-même représentent la part faible de l’entreprise, mais l’odyssée vaut largement le coup d’être tentée, car elle est d’une grande richesse.
Avant même de découvrir les films, l’examen de la liste des 33 collaborateurs de Chacun son cinéma est l’occasion d’établir une sorte de géographie du cinéma mondial. Un constat, pas nouveau, la mondialisation concerne bien le 7e art, tous les continents sont représentés. On note bien sûr l’importance des pôles européen et nord américain. Logique. Alors que l’Amérique latine montre son nez à la fenêtre, l’Asie s’est largement installée dans le paysage cinématographique mondial, notamment la Chine. Mais, c’est à remarquer, le géant (démographique et de la production cinématographique) indien est aux abonnés absents. Enfin, un peu à l’image des commentaires qui suivent l’annonce de la sélection cannoise : l’Afrique, grande absente de la sélection. Pas tout à fait certes, puisque Youssef Chahine constitue l’arbre. Alors qu’il s’agit d’une production estampillée art et essai dont le but artistique précède le commercial, l’analogie entre la distribution internationale de Chacun son cinéma et la mondialisation économique, par exemple les flux financiers, est plus que flagrante. Il n’est pourtant pas question ici d’intenter un quelconque procès au festival dont la louable prétention est de refléter le cinéma mondial, donc aussi le monde tel qu’il est.
Par sa thématique, Chacun son cinéma organise nécessairement une mise en abyme. Le spectateur aura souvent l’occasion de se voir placé face à sa propre condition : une sorte de regardant regardé. Pour Abbas Kiarostami, c’est même le seul objet de son court-métrage : un défilement de gracieux faciès féminins voilés et submergés par l’émotion. Le halo lumineux se reflète : le cinéaste iranien fait de ces femmes autant des visages que des écrans. On ne saura jamais ce qui les étreint à ce point, peut être quelque chose de l’ordre de l’abandon. La salle pourrait ici être identifiée, après le taxi de Ten où défile la vie, à une sorte de sas protecteur. Raymond Depardon, lors d’une séance de plein air dans un pays musulman non identifié, place aussi les visages au cœur de son court-métrage, mais auquel il joint un avant (les sièges vides, le projectionniste) et un après (la sortie). Le temps de cette projection s’organise un petit théâtre coquin d’échange de regards et de sourires appuyés. Les deux réalisateurs, à l’image du dispositif de la projection, placent le spectateur autant face à lui-même que face à l’Autre.
Beaucoup se placent sur le terrain de la contamination du réel par la fiction et ce n’est pas une très grande surprise de trouver ici David Lynch. Tout le long de son plan fixe de 3 minutes, le cinéaste américain menace le spectateur-voyeur (pas celui de la salle qu’il filme, absolument déserte) d’une lame tranchante en hologramme, prolongement inquiétant partant de l’écran vers le public. En somme, le réel débordé par le fictionnel, une sorte d’épanchement d’un fluide aussi fascinant qu’inquiétant. Au passage, on retrouve là une thématique centrale d’INLAND EMPIRE mais aussi de Mulholland Drive. Plus généralement, la confusion entre la vie et l’écran, sans le traitement lynchien, s’avère un groupement thématique important de Chacun son cinéma, jusqu’à en gommer la frontière. L’événement se joue bien souvent autant dans la salle qu’à l’image : drame, sentiments, épouvante ou bien comédie. Gus Van Sant met en scène le procédé convenu de l’écran épousé et pénétré par le spectateur (celui-ci y arrive, le bougre), fantasme aussi vieux que le premier cinéphile obsessionnel. Mais sur ce terrain, autant se repasser l’hilarante et merveilleuse séquence de Michel-Ange se rendant pour la première fois au cinématographe dans Les Carabiniers de Jean-Luc Godard.
Si le cinéma était un corps, la salle serait sans doute son cerveau et sa mémoire. Fulgurant dans son historicité, le cinéma a traversé une à une et à grand pas les périodes de l’histoire d’un art : primitif, classique, moderne, post-moderne. Cette conscience cinématographique de son histoire et de sa mémoire est omniprésente, bien qu’une période soit très largement privilégiée : celle de la modernité. Des figures tutélaires se dégagent, Robert Bresson pour Hou Hsiao-Hsien, Federico Fellini et surtout Godard, le mythe et non le cinéaste, donc sans Jean-Luc. Pour ce dernier, le nombre de citations et de références est trop nombreux pour passer inaperçu. Et ce n’est pas là l’un des moindres intérêts du film, Chacun son cinéma est aussi le récit des origines des cinéastes actuels convoqués, et ceux-là sont nés au cinéma dans la modernité de celui-ci. Le thème de la salle de cinéma agit ainsi sur Atom Egoyan ou Wong Kar Wai, entre autres, comme la madeleine sur Marcel Proust. La référence au cinéma muet n’est cependant pas absente, Manoel de Oliveira ne fait d’ailleurs pas autre chose que le propre récit de sa naissance au cinéma, mais du haut de ses 99 ans. Et quand la mort a frappé trop tôt, le cinéma se propose d’accomplir le miracle : Theo Angelopoulos ressuscite Marcello pour ce qui est sans doute le plus beau film du collectif. L’histoire, la mort, la perte, la mémoire. Ces thèmes retiennent l’attention de David Cronenberg qui, sous les atours comiques d’une émission de télé réalité où le dernier juif du monde va se suicider dans le dernier cinéma du monde, n’est pas sans relayer une certaine angoisse. Si le cinéma meurt, qu’est ce que je deviens ?