Photographe et réalisateur de clips réputé depuis près de trente ans pour ses clichés d’artistes et de stars, Anton Corbijn aborde le langage cinématographique avec succès en mettant sa sensibilité artistique au service d’un sujet qu’il connaît d’assez près : le trajectoire éphémère mais décisive de Ian Curtis, cofondateur et chanteur du groupe phare de la new wave Joy Division. En cherchant à coller au plus près de la singularité rentrée – donc peu propice au spectaculaire – de son sujet, créateur semi-conscient de santé physique et mentale fragile, son film, par ricochet, rend modestement justice aux origines troublées d’un genre musical unique.
Le défunt groupe Joy Division est loin d’être étranger à Anton Corbijn. Il déclare avoir quitté ses Pays-Bas natals pour Londres afin précisément de se rapprocher de cette musique ; et en 1979, quelques mois avant le suicide de Ian Curtis à l’âge de 23 ans, il prit même des membres plusieurs clichés restés célèbres. Pour autant, dépourvu d’expérience cinématographique, il n’était pas le candidat le plus évident pour transcrire à l’écran la trajectoire du groupe et de son cofondateur torturé, d’autant qu’on pouvait craindre des tentations esthétisantes néfastes issues de ses travaux antérieurs, entre pose photographique et mise en images rythmée par les techniques du clip. Or la réussite finale du film tient justement dans la traduction en langage cinématographique d’une sensibilité artistique dépourvue d’effets, et surtout sécurisée dans la mise au diapason avec la singularité du sujet Curtis. Corbijn n’est pas un de ces illustrateurs venus enluminer visuellement les aspects les plus passe-partout du parcours d’un artiste à problèmes : il vise à toucher à un état intime unique, et il touche juste, avec en atout le choix judicieux du talentueux et pour l’heure inconnu Sam Riley dans le rôle principal.
« Blocs d’ombre »
Control cultive d’emblée un paradoxe : traitant de la musique, il est sans doute un des biopics où on compte le plus de silences, de scènes d’immobilité quasi absolue des personnages, loin du cliché du bruit et de la fureur souvent associé aux courants musicaux issus du rock. Plus que les incontournables scènes de concert, le film met en avant ces moments où les vibrations du monde semblent suspendues, où l’intime est laissé à lui-même. L’irrégularité de l’univers sonore va par ailleurs de pair avec la rugosité de l’image issue de l’utilisation du noir et blanc. Connecté évidemment au travail photographique de Corbijn qui œuvre principalement sur ce type d’image, le noir et blanc, loin de la friandise esthétisante telle qu’on le brandit ailleurs, trouve ici sa place dans l’écho qu’il trouve chez son fragile personnage, favorisant les contrastes, emplissant l’espace de blocs d’ombre, d’espaces vides et de masses particulaires (fumées). Attachés à la personnalité de l’artiste (le journaliste Michka Assayas écrivait que dans les concerts, le chanteur restait totalement muet entre les morceaux), ce silence et ces ombres restituent un univers intérieur chaotique et solitaire, mais aussi donnent un relief particulier à ses faits et gestes dont ils font tour à tour des actes inconscients ou incertains, des spasmes incontrôlés, des cris dans le désert.
Que Curtis se cherche une identité (on le voit au début tenté par l’androgynie), qu’il s’isole pour écrire des chansons – dont on ne lira que très peu – comme s’il faisait des mots croisés, qu’il cède à une de ses crises d’épilepsie ou qu’il endure les scènes de ménage sans décrocher un mot, Corbijn montre son mutisme sous des jours multiples : tour à tour symptôme de son mal-être, refuge, signe d’abandon (dans la maladie), signe aussi de la modestie d’un travail artistique qu’il accomplit presque machinalement, sans ambition de révolutionner quoi que ce soit. Le titre Control emprunté à Joy Division ne ment pas, on parle bien d’une perte de contrôle, et à plusieurs titres : un corps qu’on ne maîtrise plus (épilepsie, transes des concerts), une double vie amoureuse qu’on est incapable d’assumer, une création artistique dont on ne mesure nullement l’impact, un succès qu’on reçoit par surprise et qu’on ne peut supporter. Mais plus que l’illustration de ce titre, le talent de Corbijn – dont il faudra guetter le prochain film pour juger plus sûrement de son appropriation de l’outil cinématographique – est de s’être attaché avec sincérité et justesse à cette personnalité instable dont les oscillations ont influencé tout un pan de la musique contemporaine qui se reconnaît tributaire de Joy Division.