Après avoir réalisé en 2005 Terres et Cendres, à partir de son roman éponyme, Atiq Rahimi réitère ce double geste artistique en adaptant au cinéma son Syngué Sabour, Pierre de patience, auréolé du Goncourt en 2008. L’objet est beau mais, malgré un ressort scénaristique radical en apparence, un peu lisse et artificiel.
Une jeune femme afghane est au chevet de son mari, plongé dans le coma. Elle lui parle et se parle. Méditation, confession, psychanalyse ? À la faveur de cet effacement, elle fait retour sur elle-même, son désir se libère, et elle se dévoile à « son homme » qui ne la connaît pas.
C’est là, comme l’on dit parfois, le « concept » du film (et du livre). Le mot convient ici. En effet, Syngué Sabour repose essentiellement sur sa singulière idée narrative. La situation est stimulante mais au fond un peu artificielle et, une fois l’étonnement passé, l’action (intérieure) se déploie selon une logique prévisible. Et le personnage féminin se retrouve être une allégorie, c’est-à-dire l’illustration – disons plutôt, pour faire honneur à la belle présence à l’écran de Golshifteh Farahani, l’incarnation – d’un idéal : celui de l’émancipation de la femme.
Au regard de cet idéal, le rapport de l’homme à la femme dans la société afghane traditionnelle, tel du moins qu’il est suggéré par Atiq Rahimi, fait horreur. Sans doute s’y passe-t-il des choses assez laides, mais le tableau dressé par l’écrivain et réalisateur a quelque chose de gênant dans son unilatéralité et ce qui apparaît comme une absence d’amour et d’empathie, non certes pour les personnes (en l’occurrence exclusivement des femmes) mais pour la culture. Ce n’est pas que la différence de culture disqualifie le jugement moral, mais n’y a‑t-il vraiment rien à sauver chez le mâle afghan ? Père, imam, soldat, rebelle, mari – ici, tous infâmes. Et si le livre contenait encore une figure masculine relativement positive (le père de du mari), celle-ci est absente du film.
Ainsi a‑t-on devant Syngué Sabour l’impression un peu désagréable d’un film qui satisfera nécessairement le spectateur « occidental ». La manière dont le problème est posé est si massive, que ce spectateur, peut-être lui aussi concerné, ne peut que difficilement se sentir visé. Dans sa forme même, qui n’est pas sans finesse, ce parcours spirituel indique sa provenance. On y trouve en effet tous les ingrédients du grand récit sur l’émancipation : levée du refoulement, libération de la parole, jouissance sexuelle, réduction de la religion à la superstition, prise de conscience. La jeune femme est un personnage conceptuel, une sorte d’auto-psychanalysée idéale, et certes pas une Afghane de modeste condition.
« Quelque part en Afghanistan ou ailleurs » écrivait l’auteur. C’est révélateur ; en fait il faudrait savoir. Non qu’il n’y ait d’universel humain, mais si l’on choisit une de ses incarnations, il faut qu’elle soit vraisemblable. Il ne s’agit pas d’exotisme mais de sens de la différence culturelle. Or celle-ci est à la fois gommée et exacerbée. Cela est d’autant plus étonnant qu’Atiq Rahimi est franco-afghan. Sans doute est-ce en militant qu’il parle, ce qui nécessite, peut-être à raison, une réduction de la complexité.
Toutefois, si Rahimi nous paraît déraciner la psyché à laquelle il s’intéresse, il n’en va pas de même pour ce qui est du lieu de l’action, du soin pris aux couleurs et à la délicate restitution de la lumière. Sans ostentation, les étoffes et les enduits révèlent leurs couleurs orangées ou bleutées dans les intérieurs, tandis que de rapides prises de vue dans la rue et un ou deux plans d’ensemble sur Kaboul suffisent à fixer le cadre de l’action. C’est clair, beau, et jamais démonstratif. Dans une mobilité constante mais douce, avec pudeur jusque dans l’intime, la caméra suit le visage et le corps de Golshifteh Farahani, dont la composition serait convaincante si le cheminement intérieur l’était.
Après l’avoir écrit, Rahimi a voulu filmer le déploiement d’une parole en première personne. Le livre accusait déjà un certain artifice, il en va de même dans le film, avec en prime le danger pas toujours conjuré de la chute dans la voix off. Mais le plus frappant avec cette parole qui ne cesse, est qu’elle dit tout, non seulement à son homme, mais aussi au spectateur. Ainsi, comme si le parcours n’était pas assez balisé, les quelques irruptions du mythe ou de la métaphore sont immédiatement accompagnées des interprétations qu’il faut en faire ! Et l’écrivain nous livre une œuvre que l’on attendait plus poétique.