Kinshasa, Congo. Divisé en chapitres, Système K propose de suivre le parcours de plusieurs artistes réinventant un langage artistique nourri de leur lien à la bouillonnante ville. Ce langage trouve son origine dans le cycle effréné de la création à partir de la destruction : des rebuts du capitalisme, d’une consommation à laquelle la plupart des habitants de Kinshasa n’ont pas accès, ces artistes font le terreau de leur création. Ils se réapproprient ainsi les matières premières issues de leur sol, spoliées par la mondialisation. C’est à partir de cette matière documentaire que le film cultive une impression d’étrangeté se déployant au fil du récit. Elle se manifeste dès l’une des premières séquences nocturnes : surplombant le film, un corps comme désarticulé, être hybride entre homme et animal, inscrit de gestes élégants et fluides son empreinte sur les rues de Kinshasa. La transe poétique nocturne laisse place, le jour, à des corps fatigués cherchant à survivre dans un grouillement chaotique de cris et de klaxons. Les artistes tentent de dépasser cette première strate évidente de la ville en la réinvestissant par leur art et par leurs corps, devenus un moyen d’expression autour duquel les habitants se retrouvent.
De ce chaos le réalisateur tire une fine dramaturgie reposant sur l’alternance entre nuit et jour. Au tumulte diurne se substituent des plans fixes dans la nuit bleue-noire, où l’on ne distingue qu’une lumière de néon flou en arrière-plan. Ils expriment le calme apparent d’une ville ne se laissant jamais entièrement appréhender. Le portrait des artistes prolonge dans cette perspective celui de la ville : dans une scène en particulier, tournée en clair-obscur, nous suivons le travail de l’un d’eux, qui crée ses tableaux à partir de la fumée de bougies, œuvres nées de son expérience d’enfant-sorcier et de sa fascination pour le feu. La séquence, suivie d’une impressionnante scène d’exorcisme au cours de laquelle un homme est couvert de cire chaude de bougie, pointe une présence toujours latente de la sorcellerie. Liant tradition et modernité, ces artistes reprennent en effet au travers de performances l’héritage des danses de masques africaines et des transes.
Politique du déchet
Ces corps en sueur, malades, et rêvant souvent d’exprimer une colère ou de s’extraire de leur réalité par la recherche d’un ailleurs, racontent également un attachement intrinsèque à leurs racines et à la ville. Ce lien s’incarne lors de performances où les artistes se fondent dans la rue terreuse, s’en salissent et s’en repaissent dans un rapprochement quasi-organique, jusqu’à sembler ne former qu’une entité indivisible avec Kinshasa. Le bourdonnement de ces scènes fait cependant naître une inquiétude qui étend ses ailes sur le film. La musique suggère un danger toujours menaçant, tout comme ces corps et ces matériaux que le spectateur observe se consumer dans l’urgence de vivre ou dans le feu de la création. C’est sur cette fine frontière que tient la force dramatique du film. Sans crier gare, à plus de la moitié du récit, la sourde inquiétude se concrétise quand une performance à caractère politique mène immédiatement à l’arrestation des artistes. La question de la censure et de la surveillance omniprésente, jamais mentionnée jusqu’alors, en est d’autant plus violemment dénoncée.
La caméra fluide, qui proposait une promenade poétique dans les labyrinthes de la réappropriation artistique du déchet, offre soudain un nouveau regard sur cette même réalité et renforce rétrospectivement la puissance des images que le spectateur avait consommées. Il découvre alors l’importance politique de ces artistes sur la brèche, tout à la fois passeurs d’une mémoire, d’un questionnement, et sauveurs d’une société malade. Le cycle initié par la création à partir du rebut capitaliste trouve sa finalité, par la mise à nu de la problématique universelle de la censure. Ces images révèlent également la peur que provoquent chez les dirigeants ces électrons libres qui questionnent, détruisent et reconstruisent, créent et tendent à proposer un autre ordre, une autre vision du monde et de la mémoire.
L’une des séquences finales montre une artiste exposant ses peintures dans les rues d’un ghetto de Kinshasa. Des enfants, intrigués, forment un cercle autour d’elle. Elle leur explique son travail et l’inspiration de cette toile particulière, dédiée à la mémoire des morts lors d’une manifestation. Avec cette figure de guide de musée improvisée, la séquence achève la démonstration de l’importance de l’art pour éveiller la curiosité sur le réel, remettre en question le discours établi et briser l’individualisme, qui est la meilleure arme de toute dictature n’avouant pas son nom.