Martin Scorsese nous l’a conté : les chauffeurs de taxi peuvent fournir de fascinants témoignages sur les turpitudes d’une société. Dans Taxi Sofia (en V.O. : Posoki – « Directions »), ce sont six chauffeurs de la capitale bulgare que Stephan Komandarev convoque pour dresser un état des lieux actuel du pays. Paupérisation, corruption, difficulté d’accès aux soins, envies d’exil : le constat globalement sinistre tiré de ces virées nocturnes entrecroisées – et des deux séquences diurnes qui ouvrent et ferment le film – ne surprendra guère les spectateurs que les exportations d’une certaine tendance cinématographique de l’ancien « bloc de l’Est » auront déjà habitués à de telles généralités, qu’ils auront notamment retrouvées dans un autre produit national récent, l’antipathique Glory de Kristina Grozeva et Petar Valchanov. Ici, rondes obligent, le constat tourne un peu en boucle, et l’intérêt du film réside évidemment moins dans celui-ci que dans la façon de le raconter, de le filmer, de lui donner une incarnation cinématographique, selon un principe de multiplication des points de vue qui donne au récit choral une forme de recueil d’histoires.
Or, même ce désir de conteur finit par tourner en rond, faute de dépasser l’horizon uniforme du désespoir promis par le constat social. La détresse pousse les meilleurs au pire, la douleur des uns rencontre l’indifférence des autres, le rapport chauffeur-passager se fait évidemment rapport de classes : personnages et anecdotes se succèdent, mais à de rares exceptions près (le ton de comédie noire du segment où un client fonctionnaire propre sur lui en vient aux mains avec son chauffeur indélicat), rien de ce spectacle ne montre assez de relief pour constituer plus que l’illustration édifiante d’un discours qui pourrait aussi bien relever d’une réelle urgence dénonciatrice que d’un alarmisme de convention destiné à l’exportation (il faut voir le dernier segment nocturne, se repliant sur le si peu crédible cliché de la lamentation « Dieu nous a abandonnés »).
Le regard perdu
Le doute sur la sincérité de la démarche est d’autant plus permis que Stephan Komandarev semble moins préoccupé par ce qu’il filme que par la technique qu’il a adoptée pour lui donner un cachet de réalisme. Le cinéaste a en effet opté pour un usage généralisé du plan-séquence, où la caméra, tel un témoin invisible, accompagne sans faiblir un personnage principal – notamment en taxi où, assise systématiquement à la « place du mort », elle cadre tour à tour le chauffeur, le(s) passager(s) et la ville traversée, dans un dispositif rappelant grossièrement Ten de Kiarostami – l’intelligence de l’espace et de la mise en scène en moins. Ici, il ne s’agit que de fragmenter le récit en passages de « temps réel » sans rupture dans le plan, où le regard ne cillerait pas, quels que soient ses mouvements plus ou moins compliqués. L’ennui est que ce regard inflexible, on n’arrive jamais à y croire tout à fait. Son principal écueil est qu’il se pique de filmer des confrontations tout en restant collé à ses sujets : comme le principe du plan-séquence lui interdit le champ-contrechamp, il se contraint à passer d’un interlocuteur à l’autre par des mouvements latéraux aussi ostensibles que répétitifs – ce qui, ironie familière de ce cinéma d’artifices véristes, ôte tout naturel au regard qu’on laisse porter sur la scène au spectateur. Prisonnier de son souci de réalisme au détriment d’une pensée de son propre point de vue, le cinéaste fait de sa peinture sociale le terrain d’exercice d’une série de piètres tours de force.