Pamphlet dissident, mélodrame flamboyant, méditation sur la liberté, film-essai radical, conte philosophique, installation plasticienne, poème féministe rageur ; Ten est beaucoup de choses à la fois. En 2002, Abbas Kiarostami organisait un impressionnant défrichement des possibles cinématographiques dans un des films essentiels du début du XXIe siècle.
Où est la présence de mon réalisateur ?
L’habitacle avant d’une automobile, voilà l’espace scénographique pour le moins réduit de Ten. Il est couvert par deux caméras numériques fixées sur le tableau de bord avant, elles assurent potentiellement le champ et son contre-champ : la conductrice (dont on ne connaîtra pas le nom) et les passagers à sa droite. Les appareils tournent en continu et enregistrent des flux, le déplacement du véhicule dans la tentaculaire ville de Téhéran et celui de la parole. Si Kiarostami se tenait parfois recroquevillé à l’arrière du véhicule pour donner quelques consignes, il se trouvait le plus souvent derrière dans une autre voiture, pouvant parfois communiquer avec celle où se déroule Ten.
Le pouvoir du cinéma et du cinéaste est un des thèmes privilégiés du réalisateur iranien. Dès Expérience (1973), le jeune apprenti d’un magasin de photographie fait défiler devant ses yeux un rouleau de pellicule ; plus que cinéaste, il est un cinématographe, organisant sa propre projection, son propre film, sans la médiation d’un réalisateur, ni même d’un projecteur. Dans Close-Up (1990), la place du metteur en scène est diluée entre celle du réalisateur du film et Sabzian, initiateur d’une vertigineuse supercherie en se faisant passer pour Mohsen Makhmalbaf. La caméra devient instance de jugement, la valeur criminelle, ou non, de l’acte de l’imposteur repose sur celle que l’on accorde au cinéma. Loin d’un radicalisme poseur, Ten poursuit ainsi un questionnement cohérent. Réalisateur et espace filmique sont donc largement dissociés, le contrôle du premier se retrouve ainsi très relatif, au profit du second qui dispose ainsi d’une autonomie et d’une indépendance inédites. On peut ainsi considérer que la mise en espace du film est autant le fait de la conductrice et du véhicule que du réalisateur lui-même. Quant à la direction des acteurs, elle est toute relative, Kiarostami considérant qu’il serait très difficile à un non-cinéaste d’écrire un texte qui serait celui d’un homme de cinéma. En suivant cette logique, les dialogues ont donc été à la charge des comédiens eux-mêmes, leur laissant la possibilité de dire ce qu’ils vivent dans l’intime. L’effet immédiat est une charge proprement stupéfiante de vérité et de dramaturgie.
En tant que tournage, la médiation du réalisateur a donc été des plus légères. Au générique de fin, des noms défilent, celui d’Abbas Kiarostami inaugure la liste, mais il n’y a pas sa fonction, il en est de même pour l’interprétation et les différentes opérations techniques, jamais spécifiées. Le cinéaste ne disparaît pas, il se fait davantage médiateur, déclencheur d’un film, maillon d’une chaîne dont il ne contrôle pas tous les jalons. Difficile de ne résister, dans un pays où règne une sévère théocratie, au fait d’y voir la volonté de créer une forme de démocratie filmique, une séparation des pouvoirs que Montesquieu n’aurait pas reniée.
Le goût de la réalité
Tout aussi cohérente est l’immersion, stupéfiante, du film dans le réel. On a là un nouveau prolongement d’une tendance inaugurée très tôt. Le réel n’est jamais totalement contrôlé par Kiarostami. On ressent ses pulsations aux bords du cadre filmique, quand il ne fait pas carrément irruption dans celui-ci ; dans Expérience, avec Close-Up bien évidemment, aussi à la fin du Goût de la cerise lorsqu’une séquence tournée en vidéo ‑le reste étant en 35 mm- s’attarde sur une troupe de soldats se prélassant sur les hauteurs de la capitale. Cet effet de réel se réalise ici, notamment, par le biais des comédiens non professionnels, en une sorte de prise en charge de la fiction par des personnages qui en sont issus. À commencer par la conductrice, interprétée par Mania Akbari. Cette dernière a proposé ses services spontanément pour un autre projet de Kiarostami, qui n’a sans doute pas oublié ce visage déterminé d’une élégance insensée.
Mais ce qui subjugue dans Ten, c’est qu’il n’y a pas cohabitation ou tensions, pas plus qu’un réel et son simulacre comme dans Close Up ; il s’agit d’un film plongé, trempé jusqu’au cou, dans le réel. Entre ce dernier et le film, les frontières n’ont jamais été aussi incertaines et poreuses. L’absence de contrôle est totale, et celui qui pourrait avoir la moindre prise sur l’infernal trafic automobile de Téhéran n’est pas encore né… On voit ainsi la conductrice s’en prendre vertement à d’autres automobilistes. On note donc des interactions entre le dedans et le dehors, des automobilistes interloqués aperçoivent le dispositif, certains fixent les caméras. L’un d’eux se fend même d’un coup de klaxon. Si l’habitacle est l’espace du film, ce qui se trouve en dehors est un réel que l’on peut considérer comme brut.
À travers les vitres du véhicule se profile un second film, celui d’un travelling infini sur une ville trépidante dont on ressent à l’intérieur les nids de poules de la chaussée, une ville arborée aussi, parcourue de passants, affairés pour certains, indolents pour d’autres, de femmes tantôt légèrement voilées, parfois de véritables ombres se déplaçant sous un tchador. Cet ingrédient donne au film une grande puissance documentaire, une dimension magnétique qui réside dans cette tension d’un écran dans l’écran. Ten n’est pas la cohabitation du réel et d’une fiction, il est composé de deux films, les vitres de l’auto sont les écrans où un autre film est projeté, tout en aménageant des moments d’interaction. Au-delà de l’habitacle, la vie se poursuit, tout comme après la fin du temps du film, ce dernier continue. Et on peut imaginer que dans chaque automobile entrevue se jouent d’autres Ten, des centaines, des milliers de films ; une vertigineuse idée poétique lorsqu’elle vient frapper l’esprit du spectateur.
Si l’intérieur est le lieu de la fiction, s’y joue pourtant un documentaire, un autre, ou, si on préfère, une fiction documentaire. Sa thématique serait la condition féminine en Iran, mais aussi les relations intergénérationnelles, notamment entre une mère et son fils, ou encore la conductrice et une vieille bigote. Ten est une prise de parole féminine, dans une société où celle-ci est pour le moins mise à mal. Lieu fermé, l’automobile est le lieu d’une parole libérée, le flux de la circulation entraîne celui de la parole : « je crie si je veux » lance l’héroïne à son fils d’une insolence peu commune. On entend aussi que « les lois pourries de cette société » obligent les femmes au mensonge pour pouvoir divorcer. Le vase clos du véhicule entraîne un verbe libérateur, c’est un lieu dissident. Jusqu’à ce qu’un voile tombe dans un acte de désobéissance ultime.
Le cinéma nous emportera
Il faut d’abord s’arrêter sur l’entorse au dispositif qu’organise Kiarostami. Après avoir véhiculé une prostituée, celle-ci sort de l’auto. La porte claque, le regard de la conductrice est raccordé au plan suivant. Une des deux caméras est orientée vers l’avant, à travers le pare-brise, et suit de dos celle qui n’a pas été filmée, pour des raisons de sécurité évidentes. Il s’agit de ce que l’on peut considérer comme un moment de mise en scène classique (raccord par le montage et changement d’angle). L’effet procuré est assez prodigieux, le regard, accoutumé à la fixité et aux deux uniques points de vue, est aspiré comme dans une impression de vertige (qui ferait presque songer au fameux travelling arrière-zoom avant en plongée verticale dans Vertigo de Hitchcock). La figure s’éloigne pour rejoindre un grand axe fréquenté afin de lever un client. Après quelques instants, elle s’embarque dans une vieille bagnole américaine.
Avec un dispositif a priori pauvre en possibilités cinématographiques, Kiarostami fait régner le cinéma en maître. En exploitant les différentes stratégies du champ et de son contre-champ, il suscite une formidable tension dramatique. Cela débute par le premier chapitre (10, le film avance à rebours), dans lequel le champ, le fils autoritaire et vociférant (un « zizi d’or » comme Marjane Satrapi, dans son album Broderies, désigne les mâles pourris gâtés en Iran), ne s’accompagne pas du contre-champ, sa mère conduisant. Ceci créant une attente, un suspense, celui du dévoilement, dans le chapitre suivant (9), d’un visage rayonnant aux traits gracieux, dont le portrait en creux est dressé dans cette première séquence : une femme indépendante qui a pris la liberté de divorcer. Ce dévoilement reste progressif, et se poursuit puisqu’il faut attendre le chapitre 7 pour que l’on puisse accéder à ce beau regard noir magnifié par un subtil maquillage, auparavant masqué par des lunettes de soleil. Dans le chapitre 9, la règle du champ-contrechamp est rétablie, même si la caméra ne prend pas toujours en charge l’énonciateur, inversant ainsi le dispositif classique. Sinon toutes, Ten explore de multiples variantes et possibilités autour d’une question cinématographique majeure : accorder ou refuser le contre-champ, respecter la grammaire classique ou la subvertir. Aussi, par le biais du montage, étape arbitraire de déconstruction-reconstruction, le cinéaste reprend ici ses droits. Kiarostami est un faux naïf réellement très malicieux qui, dans un contexte presque a‑cinématographique, retrouve dans cette opération un pouvoir qu’il a délégué par ailleurs dans les autres étapes du film. La leçon de cinéma est splendide et limpide, celle d’un sage à la radicalité douce, poétique et bienveillante.
Kiarostami transforme ainsi un espace des plus réduits en une maison-cinéma. Par exemple, se joue dans cette auto un drame familial à la rudesse bergmanienne (on y songe notamment à cause de la violence verbale) sur l’incompréhension et l’incommunicabilité entre une mère et un fils n’acceptant pas le divorce de ses parents. Se déroulent aussi des mélodrames, hollywoodiens ou autres, entre fol espoir amoureux et ruptures sentimentales déchirantes. Le film se remplit d’autres films, cette jeune femme éconduite qui dévoile son crâne rasé est une rebelle sacrifiée ; une Jeanne d’Arc, de Dreyer ou de Bresson. Ten transpire le cinéma par tous ses pores, c’est un objet insondable, bouleversant et vertigineux qui se déploie de manière exponentielle. C’est aussi un film qui établit un pont entre ère numérique et magie primitive du cinéma. Une œuvre qui résonne longtemps dans l’esprit des spectateurs, elle est aussi un indéniable jalon dans l’histoire du cinéma.
PS : à voir aussi 10 on Ten (2004), dans lequel le maître propose dix leçons de cinéma, le plus souvent à partir de Ten. C’est aussi un film embarqué en automobile, avec cette fois Kiarostami au volant. On déambule sur les hauteurs de Téhéran, sur les lieux du tournage du Goût de la cerise.