Depuis le succès public et critique de Grave de Julia Ducournau, le cinéma français s’est piqué d’une envie de « genre », dont Teddy est l’un des fruits. Ce désir n’est pas sans interroger : s’il témoigne d’une volonté de trancher avec le ronron de la production hexagonale (pour le dire vite, de sa ribambelle de fictions sociales à son goût prononcé pour la chronique), il illustre aussi une certaine impuissance à penser sa revitalisation autrement que sur le mode de l’incantation ou du label (se souvenir aussi des appels au « lyrisme » et de la défense des « excentriques » dans les Cahiers du cinéma période Delorme). Il faudrait donc du « genre » : le public en demanderait, et les cinéastes aussi. Après tout, pourquoi pas. Il s’agit d’une aspiration pas moins estimable qu’un autre, et on ne peut en effet que constater que le cinéma horrifique et fantastique (puisque c’est lui qu’on désigne en particulier lorsqu’on parle de « genre ») peine en France à exister. Mais au juste, de ce « genre », que veut-on faire ? Teddy esquisse deux voies possibles en s’appropriant – puisque le « genre » est ici pensé comme un grand imagier auquel on emprunte des figures et des « codes » – le mythe du loup-garou. La première est métaphorique et s’inscrit pleinement dans le sillage de Grave : le loup-garou, c’est l’Autre, le marginal (Teddy apparaît à l’écran à la faveur d’un petit panoramique qui le distingue de la masse d’un groupe), mais aussi l’adolescent, dont le corps connaît, comme chacun le sait, des transformations perturbantes.
Le film déploie à partir de ce principe une forme d’horreur corporelle, là encore très « ducournienne » dans l’esprit (on pense aussi à son court-métrage Junior), où le surgissement de cet Autre en soi, le loup-garou, s’incarne par une langue poilue que l’on rase, ou encore par le retrait, à la pince à épiler, d’un long poil enraciné dans l’œil. Bref, ça pousse, ça gicle, ça saigne, ça dégoûte un peu, mais c’est fait pour. On dira que c’est viscéral, organique, intense, parce que cela triture plus ou moins la chair (sommet graphique du film : l’arrachement d’un ongle). Et pour donner à ce programme un peu d’épaisseur théorique (et des références culturelles plus nobles), les deux metteurs en scène, Ludovic et Zoran Boukherma, font entendre quelques phrases de La Bête humaine de Zola sur les terribles pulsions héréditaires de Jacques Lantier.
En surface
La deuxième voie est plus intéressante, et le résultat d’autant plus décevant : le « genre » implique de se confronter à des questions de pure mise en scène, d’économie de la représentation, de jeu entre le visible et l’invisible, de va-et-vient entre le champ et le hors-champ, d’organisation du suspense, etc. Teddy semble en avoir conscience, comme en témoigne la manière dont le loup-garou n’apparaît que par bouts – un bras, des pieds, et, enfin, une vague silhouette vue de loin, à moitié dans la pénombre. Mais cette manière de figurer parcellairement s’accompagne d’une stratégie d’évitement. Sans mauvais jeu de mots, le film louvoie : lorsqu’il faut y aller, c’est-à-dire proposer des solutions concrètes à un problème formel, il enjambe la scène. Je donnerai trois exemples. Le premier intervient dans la scène de rupture entre Teddy et sa copine. Désespéré, le jeune garçon emporte la fille sur ses épaules, alors que les parents de cette dernière tentent de lui barrer la route. Le film esquisse alors une situation burlesque, un conflit, quelque chose à mettre en scène (que va faire Teddy de ce corps ?). Réponse des cinéastes ? Cut, ellipse, autre situation : Teddy est dans sa voiture, on ne sait pas ce qui s’est passé entre-temps, et cela importe peu. Le geste du personnage dans la scène précédente restera au stade embryonnaire d’idée non creusée, non formalisée, jetée un peu en l’air, pour qui voudra bien la saisir, et voire même la prolonger dans son imagination.
Deuxième exemple, encore plus éloquent : la scène de la soirée loto, pseudo climax horrifique du film mis en scène par-dessous la jambe, où l’on sent bien que les frères Boukherma miment une épure de surface (un bras velu qui s’abat, une disparation dans le noir), qui leur permet d’éviter de se mesurer vraiment au modèle qu’ils invoquent pourtant ici, à savoir la scène du bal de Carrie, à laquelle on ne peut pas ne pas penser. Ils filment en revanche en détail l’après : les conséquences du massacre, dans des plans composés où rien ne bouge et respire ; des images qui s’enchaînent, platement, mais qui ne lésinent pas sur l’hémoglobine. Entre le pas assez (l’événement) et le trop-plein (l’après), au spectateur, là encore, de combler les trous. On pourra rétorquer que c’est précisément l’une des fonctions du cinéma horrifique que de faire travailler l’imaginaire du spectateur, en montrant sans montrer. N’est toutefois pas Tourneur qui veut, en témoigne le troisième exemple, à savoir la scène où Teddy est mordu par un loup, qui lui transmet sa malédiction. Le jeune homme regarde devant lui une forêt d’où jaillissent les hurlements de l’animal. Il s’enfonce dans la verdure, la caméra effectue un zoom, puis les cris de Teddy retentissent, avant qu’il surgisse furibond des arbres. Et c’est tout. Devant un tel néant de mise en scène, on se dit que, plutôt que du « genre », le cinéma français aurait d’abord besoin de jeunes cinéastes qui veulent bien se donner la peine de filmer ce qu’ils ambitionnent de figurer. Ce serait un bon début.