C’est une scène très célèbre des Oiseaux : sur le parking d’une station-essence, un homme explose et se consume avec sa voiture, alors que Melanie (Tippi Hedren), rivée avec d’autres clients de passage à la fenêtre de la station, avait d’abord tenté de le prévenir de ne pas allumer sa cigarette. Or le seul montage de la séquence vient suggérer autre chose que la seule réaction apeurée de Melanie, des personnages qui l’entourent et possiblement du spectateur : en choisissant de l’inscrire par quatre fois dans la précédence de l’explosion, Hitchcock envisage le fait que son regard, soudainement doté d’une puissance infinie, puisse s’apparenter à la cause efficiente de l’explosion. Au-delà même de la sidération due à l’ironie tragique (parce que, de fait, elle connaît l’issue de l’événement avant l’homme qui allume sa cigarette), le regard de Melanie se trouve possédé, pour un instant du moins, par une causalité proprement démoniaque. Ce regard constitue la matrice de Carrie, regard autour duquel tout le film viendra progressivement s’enrouler en faisant de cette suspicion de causalité son sujet même.
D’Hitchcock, De Palma aura en effet retenu l’idée qu’un regard toujours vampirise ou pétrifie son objet, ce qu’avaient bien déjà compris les oiseaux, plus tôt dans le film, en s’attaquant mécaniquement à des yeux et en se saisissant dès lors de leur puissance. La trajectoire de Carrie, qui de jeune fille éduquée religieusement et marginalisée par ses camarades deviendra une incarnation du démon, n’est rien d’autre que l’objectivation de cette idée toute simple, autrefois dissimulée dans les replis du récit mais désormais confrontée à ses effets directs sur le réel. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la plupart des actes de regard de Carrie orchestrent un mouvement d’enfermement – la fameuse scène du bal raconte surtout une prise de contrôle progressive de l’espace par une logique de confinement –, ou que les quatre notes de Psychose résonnent au moment seulement où elle abaisse des stores ou referme des portes, déplaçant l’événement du surgissement de l’extérieur à un repli vers l’intérieur. C’est que son pouvoir est toujours, et de façon chaque fois recommencée, le redoublement de ce qu’était un regard avant même qu’il ne puisse agir, déplacer des objets et en faire voler d’autres : et il n’était, là encore, qu’une façon de circonscrire ce à quoi il s’adressait.
La mise au jour de cette logique toute hitchcockienne s’accompagne, comme toujours chez De Palma, d’une tentative de désacralisation des images par la monstration parfois violente de ce qui les sous-tend. L’image se trouve ainsi inéluctablement exhibée dans tout son mensonge, à partir sans doute du mensonge de Melanie, dont l’emprise démoniaque se dissimulait peut-être sous les traits d’une terreur socialement recevable, et du mensonge d’Hitchcock, qui refusait de figurer nettement l’emprise du démon sur sa propre écriture. Mais c’est même toute l’évolution de Carrie qui est un mensonge, lui ayant laissé croire, l’espace de quelques heures, qu’elle appartenait à la communauté des élus, la liant par le montage à l’unité formée par ses camarades pendant les préparatifs du bal, ou la faisant bénéficier d’un estompement de la distance dans les split-screens cachés des séquences de classe. Lorsqu’elle se fera asperger de sang de cochon, le premier impératif qui se présentera à elle sera dès lors de rétablir la vérité des images, permettant à De Palma de justifier de manière éclatante l’usage immodéré du split-screen : si l’écran est scindé, c’est parce que la réalité l’est aussi, et que le film s’était honteusement employé à corriger cette scission en accordant du crédit aux petits mensonges de ses personnages.
Une fois la séparation rejouée, la tâche de Carrie, qui achèvera la logique de désacralisation dans un bain de sang et un océan de flammes, sera de retourner les images contre elles-mêmes. Dès le début du film, un fondu enchaîné nous avait montré les yeux flamboyants d’une petite figurine du Christ s’imprimer sur la façade de la maison de Carrie et de sa mère, manière de dire au moins deux choses : d’abord, que les images se sont emparées de la maison, jusqu’à redoubler en permanence ce qui s’y passe (que l’on pense, par exemple, à la représentation de la Cène surplombant la salle à manger) ; ensuite, le destin de ladite maison est intrinsèquement lié à celui du Christ. Pour Carrie, retourner cette double logique revient à reprendre les éléments distinctifs de ces images en les déplaçant vers ce contre quoi elles se tenait originairement, soit : le diable et le sang versé par et dans le péché.
Mais, plus encore, elle opère exactement de la même façon qu’avec ses camarades, en appuyant dans son acte final de destruction que dans ces images était toujours déjà contenue la tentation du démoniaque. L’œil flamboyant du Christ, autrement dit, s’offrait déjà comme œil de feu, portant en puissance le déploiement des flammes de l’enfer, tout comme la mère, dans toute sa vertu affichée et martelée, recouvrait le plaisir qu’avait suscité en elle la perte de sa virginité. Une fois cette ré-appropriation et cette exhibition achevées, la jeune fille n’a plus qu’à embrasser le destin scellé par le fondu enchaîné, en laissant à sa mère le soin de rejouer le Christ sur la croix, et à la maison le droit de s’effondrer sur elle-même et de se muer en sépulture proprement religieuse, mais évidemment diabolique (Carrie White burns in hell, y sera-t-il inscrit). Dès lors pourra s’instaurer une nouvelle religion-religare, bref une nouvelle forme de lien, lorsque Carrie agrippera le bras d’une de ses camarades, venue en rêve se recueillir sur sa tombe de cendres. L’œil du démon – celui de Carrie comme celui du Christ – aura alors trouvé, enfin et à nouveau, parce que c’est là le drame des images, de quoi se réaliser.