Presque aussi ancien que le cinéma d’animation lui-même, le procédé de rotoscopie consiste à filmer des acteurs en prises de vues réelles et à n’en conserver que les contours, afin que leurs mouvements soient retranscrits le plus précisément possible sous forme de dessins. Ces dernières années, le procédé est réapparu dans des productions où il n’était pas forcément attendu, comme Valse avec Bachir d’Ari Folman ou encore A Scanner Darkly de Richard Linklater. C’est aujourd’hui au tour d’Ali Soozandeh d’y recourir pour son premier long métrage, Téhéran tabou. Empêché de tourner dans la capitale iranienne, le réalisateur justifie son choix par sa volonté de reconstituer au plus près l’architecture de la ville par le dessin et d’y inclure aussi naturellement possible ses personnages. Au détour de cette contrainte de production surgit alors le potentiel de ce que la rotoscopie peut apporter, au-delà d’une fidèle reconstitution des mouvements. Transformés en aplats de couleur, les visages deviennent en effet des masques. Or, de même que pour les films précédemment cités, l’idée de la dissimulation se retrouve justement au cœur des principaux enjeux de Téhéran tabou.
Avec sa construction chorale, le film nous invite à suivre plusieurs personnages en quête de liberté : liberté de travailler pour une femme au foyer, liberté de création pour un jeune musicien, ou encore liberté de donner une chance d’ascension sociale à son fils pour une mère contrainte à la prostitution. Dans cette grande capitale à la fois vitrine d’une certaine modernité économique tout autant que d’une implacable rigueur des mœurs, chacun d’entre eux tente de s’infiltrer dans les interstices. La discrétion est primordiale car, partout, le régime théocratique s’efforce de protéger l’imagerie de ses fondements. Même une faute minime (se tenir la main en public) peut être érigée en exemple. Tous initiés au jeu de la corruption et du chantage, les personnages s’épuisent alors à développer des processus de dissimulation, et ce d’autant plus que ces derniers ont, forcément, toujours un coût.
De l’autre côté du miroir
Cette logique de masques se révèle d’autant plus perverse qu’elle se poursuit au sein de la société elle-même : il est primordial de jouer le jeu dans la sphère intime, devant ses voisins et même sa propre famille, de peur des dénonciations. Les corps, les visages, la ville elle-même, participent d’une mise en scène dont tous les personnages se retrouvent être des acteurs par obligation, même si c’est dans le but de s’émanciper des règles. Ainsi le système d’autocensure perdure et l’image persiste, matérialisée au début du film par cette goutte qui vient troubler le reflet des lueurs de la ville dans une flaque. Si les ondes qui la traversent révèlent l’artifice de l’image, rien ne transparaît plus quelques instants plus tard alors que la flaque ne cesse de se remplir.
En coulisses de l’obligatoire mise en scène se révèlent des espaces de liberté mais également de nouvelles formes d’asservissement. Derrière le rideau, les inégalités sociales apparaissent plus clairement entre ceux qui ont les moyens de la corruption et les autres tandis que la phallocratie persiste, s’appuyant sans cesse sur la menace d’une dénonciation, toujours plus terrible pour les femmes. N’hésitant pas à jouer sur tous les tons, de la noirceur la plus épaisse à la légèreté (même si les traits se révèlent parfois un peu grossiers lorsque le film tente d’émouvoir), Soozandeh fait ainsi de son Téhéran tabou bien plus qu’une peinture sociale de l’Iran contemporain. Par son jeu d’échelles autour des procédés de dissimulation qui se répercutent sur les différentes strates d’une société, le film offre un regard sur des stratégies de survie sociale que l’on retrouve bien au-delà de son ancrage géographique.