Philip K. Dick et le cinéma, c’est une longue histoire de ratages (Minority Report, Screamers) et de réussites resplendissantes (Blade Runner). L’univers de l’écrivain, rempli de personnages paranoïaques et de réalités alternatives, a souvent été trahi par le grand écran. A Scanner Darkly, malgré l’accent mis sur sa forme originale (l’animation qui souligne les mouvements des acteurs), ne brille réellement que par ses qualités de film traditionnel.
Dans un futur indéterminé (« à sept ans de notre époque »), la drogue est devenue le principal produit économique, et le principal fléau social de la société. La société New Path a basé son succès commercial sur ses technologies très avancées, et ses capacités à rendre dans une certaine mesure à une vie normale les consommateurs du plus terrible psychotrope à ce jour, la « substance M », pour substance Mort. Agent de New Path, « Fred » (Keanu Reeves) possède leur avancée technologique la plus impressionnante : une combinaison qui empêche de discerner réellement son visage et son corps, sorte de mosaïque d’apparence. Cet anonymat permanent est son outil de travail, et permet de ne pas craindre les fuites. Il est affecté à la surveillance vidéo d’un groupe potentiellement impliqué dans le trafic de la substance M, l’entourage de Bob Arctor. À l’insu de tous, caché derrière son anonymat, lui seul sait qu’il est lui-même Bob Arctor, et accro à la substance M. Alors qu’il se plonge dans cette surveillance vidéo, il commence à confondre hallucinations et réalité, tandis que sa hiérarchie commence à nourrir des doutes sur son addiction.
Résumer un scénario de K. Dick en quelques lignes tient de l’exploit : il est toujours difficile d’en rendre toutes les subtilités. Ce qui précède, déjà suffisamment confus, n’est que l’embryon des imbroglios psychédéliques mentaux qui parsèment le film de Linklater. Cette même difficulté a souvent affligé les adaptations de l’écrivain à l’écran : Spielberg et son Minority Report n’avaient choisi que de privilégier l’action, au détriment de l’aspect cyberpunk de la nouvelle originelle. A Scanner Darkly réussit avec brio là où la grosse machine hollywoodienne de Spielberg avait échoué : grâce à une fausse déconstruction du récit, la multiplication des anecdotes quotidiennes, le film parvient à rendre l’essentiel de ce qui fait le charme de Dick : un monde déliquescent, oppressant, sous la menace duquel les personnages prennent vraiment tout leur sens. Des personnages qui sont par ailleurs remarquablement interprétés, notamment par Robert Downey Jr, jubilatoire, Rory Cochrane, et – c’est plus étonnant – par Keanu Reeves, pourtant peu habitué à tenir avec talent des rôles tels que celui de Bob Arctor/Fred.
La mise en scène est à l’avenant de ce monde de junkies paranoïaques, avec un mépris du cadrage tout à fait bienvenu. Multipliant les cadrages étranges, absolument anti-anatomiques, la caméra met mal à l’aise, plongeant le spectateur dans ce qu’il pourrait imaginer être les effets de la substance M. La progression du récit imite la perception de son personnage principal, un homme finalement assez perdu dans les méandres de l’autorité qu’il sert, de l’addiction qui le mine, des relations humaines qu’il croit entretenir. Exigeant, le récit réclame de rester attentif à cette histoire chaotique, ce qui finit par plonger intégralement le spectateur dans la détresse de Bob Arctor.
A Scanner Darkly est, à n’en pas douter, une date concernant l’adaptation de Dick au cinéma, une nouvelle incursion des producteurs Clooney et Soderberg dans un cinéma différent. Reste maintenant la forme. Étrangement, elle se désolidarise complètement du fond, par sa laideur et par son inutilité. Il n’est pas rare de vouloir remplacer mentalement les acteurs « animés » par leurs homologues concrets lors de la vision du film, tant l’animation peut-être laide et datée. Inutile, elle l’est avant tout parce que le film se suffit très bien à lui-même grâce à toutes ses qualités narratives et d’interprétation. La combinaison qui sert de piège et de protection à Arctor, et dont la réalisation eût pu poser problème, et donc légitimer l’animation, semble aujourd’hui à la portée de n’importe quel studio d’animation virtuelle. Mais l’animation peut aussi être avant tout la volonté du réalisateur : dans ce cas, force est de constater que c’est un ratage retentissant, tant la stylisation est désagréable à l’œil.
Étrange film donc que ce Scanner Darkly, que l’on ne peut s’empêcher d’aimer malgré ses défauts, mais que sa forme empêche véritablement d’apprécier. Mais l’audace du réalisateur, qui était au scénario, mais a aussi défendu cette forme bâtarde, laisse présager un grand potentiel pour Linklater.