Après Le Nom des gens, Michel Leclerc persiste à broder de la comédie sur les titres de l’actualité politique. Et, plus encore que dans le roublard film précédent, l’accumulation de mentions de l’histoire et du politique ne sert qu’à botter soigneusement en touche en les déréalisant pour les besoins du rire et du moralisme, tous deux faciles et pas chers.
Le film, qui se déroule dans les années 1990, nous est vendu comme d’inspiration autobiographique, dont le héros serait l’alter ego du réalisateur. On a du mal à y croire, tant ce qui défile à l’écran relève clairement d’un esprit qui ne croit lui-même en rien à ce qu’il raconte — à commencer par ses personnages qu’il dessine à coups de gros raccourcis. Le héros, Victor, est provincial et cinéphile : bien sûr, il se heurte à des parents parfaitement incultes en matière de cinéma, auxquels il s’obstine à vouloir parler Pasolini. Son désir de faire du cinéma ne peut que le mener à Paris : cela se fera par le biais d’un concours télévisé (dont sa maman, provinciale et ménagère de moins de 50 ans, est bien évidemment gaga), et c’est sur le plateau de ce milieu corrompu que lui, l’aspirant cinéaste, trouve son moyen de subsistance. Pas à une contradiction idéologique près, il s’incruste parallèlement dans une équipe de télé associative menée par des gauchistes purs et durs (enfin, certains plus que d’autres), charriant sans surprise tous les lieux communs sur les militants imprégnés de Marx et Guevara, et dont le film condamnera les discours à résonner dans le désert. Et puis, il y a Clara, l’amoureuse avec son « grain de folie » (Sara Forestier dans une fonction comique strictement identique à celle dans Le Nom des gens), qui a toujours envie de bien faire et qui échoue systématiquement (autant dire que son trouble psychique évident ne sert que de prétexte à des gags à ses dépens), et dont Victor n’aura cœur de se débarrasser puisqu’il l’aime malgré tout. Mais tout cela n’est finalement pas si grave, puisque le but de Victor, dans tout ça, reste de se faire cinéaste, à tout prix, ce qu’il accomplira suivant le plus gros cliché répandu par les suiveurs du pauvre Pialat, en-s’inspirant-de-sa-vraie-vie.
Caricature et caricature
Pourquoi Télé Gaucho, comme beaucoup trop de comédies françaises actuelles, provoque-t-il un tel malaise alors qu’il est si empressé de faire rire ? Ce n’est pas dû au seul fait que ses personnages soient caricaturaux. Les caricatures, les portraits outrés croqués par Chaplin, les Monty Python voire, disons, Álex de la Iglesia (comme dans l’excellent Un jour de chance qui sort opportunément cette même semaine) ne font pas toujours, elles non plus, dans la dentelle. Mais ce qui les rend si justes et salutaires est qu’elles restent un mode de communication entre le portraitiste et le spectateur, communication d’un vécu familier à eux deux : le premier tend au regard du second le reflet déformé d’une réalité avec laquelle il ressent lui-même une familiarité qu’il compte partager par le rire. Dans ces films, le cinéaste ne se place pas au-dessus de la mêlée, au-dessus de son public : qu’il l’amuse en tapant sous la ceinture ou fasse s’infiltrer jusqu’à lui une vérité plus profonde, il ne perd jamais de vue que c’est à ses semblables qu’il s’adresse.
Ce lien de parenté — et non simplement de connivence facile et sans doute factice — créé par la caricature entre le cinéaste et le public, c’est ce qu’on ne ressent absolument pas chez Michel Leclerc. Observons les schémas par lesquels il caractérise ses personnages et arrange leurs situations : pratiquement tous (provinciaux, cinéphiles, gauchistes, gens de la télé, voire le cinéma inspiré-du-réel) sont décalqués de clichés sur-employés sur les grand et petit écrans. Non seulement ces choix de comédie n’ont rien de personnel (Leclerc se rabattant sur le tout-venant), mais ils nous invitent à un rire distant, à rire de personnages-prétextes qui nous restent toujours étrangers, à rire de représentations sociologiques simplistes en nous confortant dans l’idée de ne pas nous y reconnaître. Il y a là un mépris pour les personnages qu’on prive d’existence propre et qu’on condamne à n’être qu’objets de comédie, mais aussi pour le public auquel on refourgue le simplisme qu’on prétend qu’il réclame.
Télé opportuniste
Tout cela implique bien sûr une évidence : Leclerc n’a pas la moindre vision personnelle qui vaille sur les quelques thèmes pompeux qu’il brasse (engagement politique, intégrité artistique). Son usage de la caricature — et de la comédie — apparaît comme un choix par défaut, un choix opportuniste d’amuser la galerie pour donner le change d’un point de vue tristement absent sur ce autour de quoi s’agite cette machine à rire facilement. Or ce refus de s’engager, précisément, sur ces thèmes serait moins grave s’il ne le confortait pas sciemment, encore moins s’il ne le flattait pas sournoisement chez le spectateur. Cela s’opère en atténuant le risque de toute agressivité de parti pris, que ce soit des gentils activistes ou de l’antipathique présentatrice de télé trash à la Mireille Dumas. Pour celle-ci, on a fait au plus simple, c’est-à-dire dans la caractérisation la plus atterrante de grossièreté : ben oui, la pauvre n’est pas si méchante que ça, la preuve, elle sait très bien que son émission fait honte, et en plus elle en connaît autant en cinéma que le héros… On notera au passage que le cinéma a décidément bon dos dans toute cette affaire puisque, marque artificielle de sympathie apposée sur tel ou tel personnage par le réalisateur, il permet ici de désigner ce dernier distributeur des bons et des mauvais points, maître de la direction à prendre par la sympathie du public.
Quant aux « télé-gauchistes » prompts à crier au facho et à s’emballer sur leur position vis-à-vis du « monde de l’argent » (et n’entendant rien, eux non plus, à la culture cinéphile), on se contente de les engluer dans le ridicule, les condamner à rester des marginaux incapables de faire entendre leur voix, par tous les moyens imaginables (discours obtus, accidents, divisions internes, échecs du fantasque personnage-prétexte Clara). Elle n’a l’air de rien, cette caricature de militants fermés à l’évolution forcée du monde ; or elle touche précisément les seuls personnages du film porteurs d’un semblant d’opinion politique, dans un film où le débat d’idées est scrupuleusement absent. Couplée au contre-exemple du jeune aspirant cinéaste suivant sa propre voie en profitant des uns et des autres (de la télé, de l’association, de sa copine, de ses parents), elle formule immanquablement un discours globalisant et bien suspect par le confort moral qu’il accrédite : finalement, tout engagement politique serait plus néfaste qu’autre chose, et il vaudrait mieux l’éviter si on a d’autres projets (c’était déjà la conclusion à tirer du Nom des gens). Non seulement la négation de la nécessité de l’opinion politique est bien pratique pour tout le monde (à commencer par le film qui n’a plus guère à se fatiguer sur ce point), mais elle est pratiquement érigée, elle-même, en idée directrice, en idéologie qui ne dit pas son nom.
Sans surprise, Victor sera le seul personnage à trouver jusqu’au bout grâce aux yeux de Leclerc. En un sens, Télé Gaucho pourrait bien avoir une réelle part autobiographique : dans ce portrait d’un réalisateur prêt à tout pour arriver, y compris à mépriser toute implication de l’ordre de l’idée sur le monde pour se replier sur ses petites certitudes toutes faites. Leclerc en a l’air aussi satisfait que son alter ego ; il n’y a vraiment pas de quoi.