Les images d’Álex de la Iglesia ne seront jamais aussi léchées que celles d’un Sokourov, ni aussi raides d’austérité que celles d’un Haneke, ni aussi retournées vers leur art que celles d’un Carax en mode Holy Motors. Le bruyant Ibère ne sera vraisemblablement jamais considéré comme un « auteur » : tout au plus comme un amuseur exubérant et un rien acide, dont les piques lancées vers ses semblables procurent une catharsis bienvenue mais accessoire, trop vulgaire et peu sophistiquée pour être prise tout à fait au sérieux. Et pourtant, c’est un regard de cinéaste comme le sien qu’il faudrait savoir reconnaître et aimer : un regard qui, quand il se penche sur l’humain, ne le traite pas comme un froid élément d’œuvre d’art ou un accessoire de démonstration (de thèse, de statut d’auteur…), mais comme un sujet à considérer et à reconnaître comme une part de lui-même — et ce, même en en mettant en évidence les pires aspects. Et face à une telle acuité et une telle sincérité dans l’acte de filmer, des critères comme le soin esthétique ou le raffinement du discours se révèlent peu de chose. Son nouveau film, Un jour de chance (La Chispa de la Vida), nous en apporte une nouvelle et éclatante preuve.
La satire selon Álex de la Iglesia a de quoi décontenancer les plus rigides. Souvent amère et chiche en pitié, elle ne se prive pourtant jamais de « prendre son pied » et de le faire partager au spectateur — jouissance qui ne s’opère cependant pas aux dépens des personnages, pas plus qu’elle n’adoucit l’amertume : tout au plus refuse-t-elle de l’appesantir, de s’y complaire, préférant jouer du contraste entre cette recherche du détail prêtant à sourire et le sérieux du sujet. Ainsi, dans Un jour de chance, quand l’antihéros se trouve accroché à une statue de femme au-dessus du vide, De la Iglesia ne se prive-t-il pas de faire un plan en plongée de l’homme et de l’effigie enlacés, mettant bien en évidence la poitrine d’albâtre de cette dernière. L’appétit un brin facétieux du cinéaste, loin d’être une pure distraction, tâche de débrider l’image pour la rendre plus vivante, y compris, par contraste, dans le drame qu’elle raconte — et ce d’autant plus qu’en comparaison de Mes chers voisins ou du Crime farpait, la mise en scène d’Un jour de chance tend à épargner ses mouvements d’appareil baroques, allégeant son poids sur son sujet.
La bassesse des innocents
Quel drame, au juste ? Roberto, publicitaire au chômage et accroché à ses anciens succès, décide, après une journée d’entretiens d’embauche infructueux, de ne pas rentrer directement à la maison où il devra affronter son échec et la dérive de sa vie dans le regard trop compatissant de son épouse. À la place, sa nostalgie morbide le pousse à retourner sur les lieux de leur lune de miel. Or l’endroit est devenu un musée jouxtant un champ de fouilles archéologiques, sur lequel l’édile local place ses espoirs de réélection. Roberto s’infiltre sur le champ de fouilles, mais fait une chute et se retrouve cloué au sol, littéralement : vivant, mais une tige de fer plantée dans le crâne, le moindre frémissement étant susceptible de le tuer. Il devient alors le pôle d’attraction de tout un cirque d’avidité plus ou moins scrupuleuse, où se percutent les intérêts des journalistes, de la télévision, des médecins, des secouristes, des politiques et même des historiens, cirque où lui-même, traité par tous moins comme une personne que comme l’enjeu du statut des uns et des autres, voudra lui-même sa part du gâteau, espérant recouvrer un semblant d’existence alors que sa vie ne tient plus qu’à un fil. La mise en place pour arriver à ce qui apparaît comme la cible du film (la satire de la cupidité humaine sous ses formes les plus contemporaines) peut paraître laborieuse quand on l’écrit. Mais c’est que De la Iglesia tient à l’identification à son antihéros piégé dans la spirale d’échec qu’il alimente lui-même par son refus d’aller de l’avant, pour mieux le rendre partie prenante de la dérive catalysée par son accident et la perspective de sa mort. Le manichéisme n’a pas vraiment sa place ici : un personnage plus sympathique qu’un autre n’a aucune garantie de ne pas trahir une certaine bassesse devant la caméra.
Un humain observe les humains
Pourquoi la satire collective, si caricaturaux que puissent être les personnages qu’elle dépeint, touche-t-elle aussi juste, et pourquoi émeut-elle autant qu’elle défoule ? Parce que De la Iglesia, s’il n’y va pas avec le dos de la cuillère pour montrer ses personnages livrés à leur avidité, n’oublie jamais qu’il s’agit d’une pulsion humaine, plus complexe qu’une collection de stigmates ; et parce qu’il prend soin de ne jamais se faire valoir au-dessus de la mêlée. Ce n’est pas rien, à l’heure où de plus en plus de cinéastes placent leur statut d’auteur au-dessus de leur art et du monde qu’ils filment. Pour un réalisateur abrité derrière sa caméra et sa maîtrise, il est somme toute facile de se moquer de son prochain, en le mettant dans des situations compromettantes, en le tirant vers le bas par les images (Faust et son brouhaha de populace filmée de biais et méritant la damnation). De la Iglesia ne mange pas de ce pain-là : si l’humanité qu’il filme se montre sous un jour méprisable, cet aspect se double d’accents pathétiques qui n’appellent pas le rejet et la mise à distance, mais une certaine empathie — voire la découverte d’un degré de parenté avec soi. Il faut voir — et De la Iglesia nous laisse bien voir — comment cette course effrénée sur la vie d’un homme se double d’une contrainte sociale sous-jacente (chacun s’abritant derrière sa profession, sa fonction, y compris celle d’époux et de père de famille), mais aussi d’une hantise pas étrangère à cette contrainte (chacun court par peur de perdre sa place).
L’ultime soubresaut
Un jour de chance ne se contente pas de pointer du doigt l’amoralité de la compétition sociale, mais sait observer comment la dépendance au statut, combinée à cette peur chevillée à l’humain, pourrait mener à une telle amoralité. Le spectacle fait plus que provoquer des ricanements à distance : il laisse aussi transparaître un arrière-plan moins repoussant, mais pas moins critique, où le spectateur a loisir de reconnaître un reflet familier, de se sentir concerné par l’énormité qui se déroule à l’écran. Si bien que lorsque l’issue de cette épreuve arrive, lorsqu’il n’est plus temps de rire ou de se moquer, c’est un silence général qui se fait. Et que le coup d’éclat final du seul personnage à peu près épargné par ce carnage quoique non dénué d’ambiguïtés (assez inattendue Salma Hayek) apparaît moins comme un rachat de dernière minute que comme l’ultime soubresaut de conscience faisant suite à un immense gâchis. Une fin aussi empreinte de dignité pourra détonner dans la filmographie de De la Iglesia ; mais elle rappelle surtout que derrière le sale gosse espagnol, il y a toujours eu un observateur chaleureux de ses semblables, même les moins reluisants.