Les écrivains de l’horreur victorienne entretiennent avec le cinéma une relation d’amour-haine conflictuelle. Maîtres de la suggestion, constructeurs de mondes sombres qui provoquent le frisson à la moindre évocation, Howard P. Lovecraft et Edgar A. Poe ont toujours été des sommets à conquérir pour le 7e art, sommets pour l’instant encore vierges du moindre drapeau véritablement digne de ce nom (même si certains, comme John Carpenter, s’en sont approchés par de judicieux chemins de traverse). Voir arriver le Michael Cuesta de L.I.E. et Twelve and Holding aux commandes d’une adaptation moderne du Cœur révélateur de Poe avait de quoi intriguer. Malheureusement, en pure perte.
Michael Cuesta est un réalisateur peu connu en France, sinon pour L.I.E., film indépendant ayant fait une grosse impression à l’époque. Son Twelve and Holding, pourtant une peinture de l’adolescence inaccoutumée et très fine, n’avait pas rencontré son public. Cependant, les deux films avaient confirmés chez Cuesta une capacité à créer et à aimer ses personnages qui laissaient présumer un auteur à suivre. Que vient-il donc faire, pourrait-on se demander, dans un projet comme Tell Tale, adaptation très libre et modernisée du Cœur révélateur de Poe ? C’est que Cuesta semble avoir à cœur de focaliser l’histoire sur ses personnages plus que sur le potentiel de thriller horrifique du récit.
Terry Bernard est donc un homme avec quelques problèmes. Papa d’une petite fille atteinte d’un syndrome épouvantable, qui calcifie progressivement son réseau nerveux, il a vu partir la mère de la petite, incapable de supporter la maladie. De plus, il s’avère qu’il est atteint d’une grave malformation cardiaque. Tout s’arrange cependant, le jour où on lui propose un cœur tout neuf venu d’un donneur anonyme. À peine remis de l’opération, Terry trouve enfin le courage de courtiser la jeune femme qui suit sa fille, qui accepte. Tout irait bien dans le meilleur des mondes, donc, si le cœur transplanté, venu d’un donneur assassiné, ne se mettait pas à posséder son porteur pour se venger de ses agresseurs.
Comme on dit aujourd’hui dans les chansons à texte, c’est du lourd. Concurrent sérieux pour le concours du type avec le moins de chance au monde, Terry Bernard a donc un fardeau lourd à porter, et on entrevoit ce qui peut intéresser le cinéaste humaniste Michael Cuesta dans cette histoire a priori fort éloignée de son univers. Hélas, nulle trace ne subsiste de l’empathie de Cuesta à l’écran. Pourtant porté par une interprétation plus que correcte de Josh Lucas, son Terry, ainsi que par une Lena Headey à l’interprétation et au physique plus froids que ce à quoi on pourrait s’attendre, Michael Cuesta manque sa cible.
Désireux, sans doute, d’imposer un climat de religiosité pesante à son récit, le réalisateur va donc commencer pratiquement toutes ses scènes par un plan sur les toits de la ville, plombés par un ciel au blanc grisâtre, généralement agrémenté des oiseaux de mauvaise augure d’usage. Est-ce ainsi qu’on ressuscite le gothique londonien de Poe, la menace perpétuelle de la folie et de la mort qui entoure l’œuvre de l’auteur ? Ce sera cependant la seule concession de Cuesta à l’angoisse et au fantastique. Il va se borner à considérer son récit d’un angle « réaliste », au diapason de ses personnages principaux, que n’inquiète pas plus que ça l’idée qu’un cœur transplanté puisse avoir sa volonté propre.
L’idée, pourtant, est intéressante : opposer, au cinéma, un monde à l’ambiance visuelle clinique, aux personnages parfaitement sensés, aux tourments baignés d’obsessions de Poe. En somme, tenter d’approcher l’auteur par la voie parfaitement inverse à celle adoptée généralement. Hélas, Michael Cuesta, s’il montre bien une volonté de se réapproprier le récit, ne parvient pas à transcender ces bonnes intentions, à leur donner corps. La froideur clinique, le caractère presque mécanique du destin terrible de Terry Bernard ne sont donc jamais oppressants, jamais inéluctables — juste générateurs d’un ennui poli, basé sur cette mécanique narrative même qui n’admet aucune impureté. On sait que le cœur parviendra à son but, et les tentatives de parer sa voie vers la vengeance de volutes incertaines ne prennent jamais. Vides de sens, vides de motivation, les personnages (ni même Bernard lui-même) n’existent pas par rapport au tourment de Terry Bernard, mais à côté. Autant dire qu’ils n’existent pas. Ce récit si froid, si sévère n’entre jamais en adéquation avec l’univers de Michael Cuesta. Pour tout dire, il manque de cœur.