Saltanat et Kuandyk, deux amis d’enfance, prennent la route en direction d’une grande ville du Kazakhstan. Plus qu’une transition d’une ruralité apaisée mais décrépite (le père de Saltanat vient de mourir, laissant à sa famille le soin de rembourser ses dettes) vers une urbanité mouvante et impitoyable (l’oncle de Saltanat, qui habite en ville, lui propose de vivre avec un mafioso graveleux), ce voyage est surtout l’occasion rêvée pour les deux protagonistes de chercher un point d’équilibre dans l’horizon qui se profile devant eux. Un point d’équilibre financier, émotionnel, existentiel, qu’ils chercheront tour à tour tout au long de leurs errances urbaines : c’est la lecture de Camus (le titre du film est tiré de L’Étranger), l’art pictural (Kuandyk dessine) ou, plus prosaïquement, la recherche d’un travail, d’une place dans la société. Cela revient, pour Kuandyk, à porter des sacs toute la journée et à affronter ses concurrents (par la force) ; pour Saltanat, à se casser le dos en faisant le ménage (et à courber l’échine). Par-delà ces carcans narratifs s’imposant à nous par le biais du seul récit et relevant d’une simple caractérisation, l’immense qualité de La Tendre Indifférence du monde est de savoir exprimer la quête de ses personnages par l’intermédiaire d’un langage purement scénique, où la composition, le cadrage et les déplacements priment sur les dialogues explicatifs.
Précis de composition
Le travail d’Adilkhan Yerzhanov et de son chef opérateur Aydar Sharipov en devient d’autant plus précieux qu’ils ne cessent de dynamiter les lignes de fuite et les petits jeux de perspective qu’ils mettent en place à l’intérieur de leur cadre. Cela donne à voir des troubles optiques étonnants, où le reflet d’un miroir contenu sur le bord de l’image peut tout à coup venir la démultiplier. Il faut voir cette scène où Kuandyk, dans une supérette d’autoroute, observe un homme immobile aux côtés d’un rayon reflété par un miroir. Ici, un plan jouant déjà sur une dynamique de fuite (la disposition du rayon dirigeant notre regard vers le fond de la pièce où se situe l’homme figé) vient se fracturer en trois par le biais d’un trouble optique. L’ensemble de l’image mute alors en un épatant split-screen dont chacune des parties exprimerait respectivement la méfiance, l’aspiration et l’inadéquation au monde de Kuandyk (un homme semble-t-il pétrifié, une abondance de produits de consommation, et un reflet perturbant l’ensemble de cette vision). Cette scène illustre le penchant de Yerzhanov pour les angles inattendus, qui articulent son récit par l’image sans toutefois céder à l’esthétisme gratuit : La Tendre Indifférence du monde est un film chiadé qui parvient à éviter l’écueil de la pose. La mise en scène, bien que prééminente, n’est pas là pour parader, mais s’impose comme un moyen de signifier, de décrire, de raconter.
Cela rend, certes, ce récit mutique plus clair et plus plaisant à parcourir, mais le parti-pris de Yerzhanov aura très vite fait de se retourner contre son film. Car, lorsque indexée au récit, la mise en scène, aussi sophistiquée et impeccable soit-elle (le constat est ici évident), finit par se refermer sur elle-même à partir du moment où le scénario en vient à s’affaisser à son tour. La plasticité de La Tendre Indifférence du monde, en narrant l’histoire d’un délitement – d’une dépression de l’enthousiasme initial au fil des mésaventures du duo, jusqu’à un dernier acte sur le mode du renoncement – se désagrège de scène en scène. La beauté sidérante d’un coucher de soleil laisse très vite place à une composition d’intérieur, appauvrie et limitée à partir du moment où Sultanat se résout à vivre auprès du magnat, riche mais ingrat, que lui a suggéré son oncle. Exit les fuites optiques, les déplacements ludiques, les sursauts musicaux – à l’image de cette scène superbe où Sultanat et Kuandyk font mine de prendre un avion dessiné sur un mur (toujours avec cette même idée de fuite) : la poésie palpable qui composait ce petit conte cartoonesque disparaît au profit d’un énième dénouement fataliste au cynisme plombant. C’est comme si, piégé par sa propre splendeur plastique, cloisonné par la précision inflexible de sa composition, Yerzhanov n’avait eu d’autre choix que de céder à son tour à l’échappatoire morbide pour boucler sa boucle. La seule fuite imaginable face à « l’indifférence du monde » s’y résume, une fois de plus, à gésir sous une bâche blanche.