Achille et la tortue conclut de belle façon la réflexion de Takeshi Kitano sur la création, qui avait donné naissance à deux précédents films : Takeshi’s et Glory to the Filmmaker. S’ils étaient imparfaits, en raison de leur discours particulièrement abscons et de leur style chaotique, ce dernier volet permet de comprendre le projet du Japonais : faire un ensemble d’essais filmiques afin de donner naissance au film qu’il souhaitait réellement réaliser. Il en résulte une œuvre tragi-comique, aux tonalités mortifères, qui revient avec recul sur la carrière de l’auteur tout en analysant le processus créatif.
Takeshi Kitano, l’un des cinéastes japonais les plus importants de notre époque, a connu une véritable panne d’inspiration et une longue phase d’introspection suite au succès commercial de son très bon Zatoichi. Traversé par de nombreux doutes sur ses capacités artistiques et sur l’évolution future de sa carrière, il décida de réaliser une trilogie sur les affres de la création. Malgré certaines qualités, ses deux premiers épisodes, Takeshi’s et Glory to the Filmmaker, nous avaient laissé sur notre faim. Si le réalisateur y faisait preuve d’une folie rare, en revenant sur sa filmographie, sa vie et son art, il était difficile à suivre dans ses pérégrinations mentales. Grâce à Achille et la tortue, on comprend mieux le projet de l’artiste : se remettre en question en se mettant à nu devant le spectateur afin de conclure par l’œuvre qu’il souhaitait réaliser. Les deux premiers films peuvent alors être considérés comme de simples réflexions ayant pour dessein de donner vie à un film unique, qui délaisse la forme chaotique des brouillons et tentatives précédentes. Né dans la douleur, ce métrage très maîtrisé peut prendre son envol librement en se détachant du poids des essais antérieurs. L’idée de trilogie n’est alors plus vraiment viable. Un peu égoïste de la part de ce cinéaste provocateur qui s’est ouvertement moqué de notre tolérance intellectuelle pour arriver à ses fins. On l’excusera cependant au regard de la grande qualité de ce film, qui décrit les évolutions artistiques d’un personnage lunaire à la dévotion suicidaire. Achille et la tortue nous conte la vie de Machisu, fils unique d’un riche collectionneur d’art, doté d’un talent précoce pour la peinture. De son enfance tragique, marquée par la mort de son père, jusqu’à l’âge de la maturité, il n’a de cesse de persister dans la recherche d’un style propre afin d’obtenir la reconnaissance de ses pairs. Cette obstination l’entraîne dans une démarche créatrice sans fin.
Pour construire ce récit, Kitano utilise une forme en trois temps, qui nous amène progressivement vers une douce folie. Si les premières minutes du film, voire la première demi-heure, laissent penser que l’auteur nous livre un mélodrame convenu, baigné dans une musique redondante, notre surprise est grande à la découverte de la suite du métrage. Il figure les diverses étapes de sa vie de cinéaste et d’homme ainsi que celle de Machisu, qui est en plein cheminement artistique : le classicisme, dans la première partie, signifié par de nombreux plans séquences et fixes, avec quelques mouvements de caméra discrets − mais terriblement efficaces −, qui annoncent de façon sous-jacente les changements stylistiques à venir ; dans la seconde, la recherche formelle qui vire à la copie pure et simple ; pour terminer, l’âge d’une certaine raison, qui allie les figures utilisées dans les deux premières phases, avec une belle maîtrise de la réalisation, traversée par des fulgurances absurdes et inventives qui résultent en partie du chaos filmique dans lequel il s’était plongé. Tel le peintre dont il raconte la vie, le Nippon a connu plusieurs périodes, sur lesquelles il revient avec un sens de l’autodérision rare.
Il en profite ainsi pour livrer un discours provocateur sur un monde artistique peuplé d’individus et de critiques hautement ridicules. Il se moque ouvertement de l’importance même de l’art, qui peut entraîner l’artiste dans une spirale créatrice absurde écartant l’humain. Son personnage se perd dans une quête sans fin : il délaisse sa famille et il s’en sert jusque dans la mort comme d’un sujet susceptible d’être figuré par ses pinceaux. Un égoïsme froid qui conduit l’individu vers un déni de soi et du monde qui l’entoure. Kitano nous indique également qu’il ne faut pas se prendre au sérieux, quelque soit son talent et les louanges reçues. Le plus important pour lui, c’est la démarche artistique : que l’on soit mauvais ou brillant, la passion, la volonté de créer contre vents et marées, sans se laisser influencer par le regard des autres, est essentielle. Mais sans jamais oublier qui l’on est et son environnement social. Un discours simple, empreint d’une belle sincérité.
Ce qui peut surtout fasciner dans Achille et la tortue, outre la mise en scène du Japonais, c’est son aspect mortifère, qui semble profondément autobiographique. On connaît le tragique habitant le clown triste Kitano et qui n’a de cesse de traverser ses œuvres fragiles, où l’humour masque toujours un réel désespoir et une grande mélancolie. Ce film, malgré ses gags dévastateurs, présente un personnage dont l’art s’est construit sur les expériences âpres et la mort : Machisu assiste, impuissant, aux décès violents d’une grande partie de ses proches ; son acte créatif devient alors suicidaire. Même dans les séquences les plus absurdes du métrage, l’auteur insère des éléments morbides qui ne sont pas toujours décelables aux premiers abords. La plus belle preuve réside dans une séquence apparemment hilarante, où le jeune peintre réalise une affiche publicitaire pour une société en liquidation. On y voit deux pendus. Ce dessin, outre son effet humoristique, n’est autre que la représentation de la mort du père de Machisu et de son amante. Le rire laisse vite place au malaise. Il en est de même lors du décès d’un jeune artiste dans une scène qui, pourtant, débute de façon absurde : il se tue en fonçant avec sa voiture contre un mur de peinture, ce qui nous remémore que Kitano a failli mourir en moto dans des circonstances semblables (d’où son visage à moitié paralysé). Après cet épisode malheureux, le « héros » se réfugie davantage dans une fuite en avant dépressive. On peut imaginer qu’il en fut de même pour le réalisateur. Ce film sur les affres de la création, traversé par des éclairs tragiques et faisant preuve d’un recul salvateur sur l’art du Japonais, était inespéré au regard de ses deux œuvres antérieures. Si l’on pouvait penser que Kitano s’était perdu dans des interrogations lassantes, on ne peut que s’incliner et faire notre mea-culpa à un auteur qui a su s’analyser et se réinventer avec talent.