Dix films en compétition, une sélection parallèle de découvertes (« Sang neuf »), des rétrospectives consacrées à Walter Hill et à Martin Campbell, ainsi que quelques grands films rares (dont La Vengeance est à moi de Shohei Imamura) : la programmation, riche et diversifiée, de la deuxième édition du festival Reims Polar recouvrait cette année tout le périmètre du genre. Thriller urbain ou rural, drama à suspense, detective story, film de prison ou de mafia : rares sont ceux qui sont sortis des sentiers battus. Les deux films distingués par le jury présidé par Niels Arestrup – The Assault et Are You Lonesome Tonight ? – comptent pourtant parmi les propositions les plus originales de la compétition, bien qu’elles soient loin d’être tout à fait convaincantes.
The Assault d’Adilkhan Yerzhanov (Grand Prix) tranche nettement avec les thrillers venus de l’Est qui composaient cette année une partie de la compétition (mention spéciale The Generation of Evil, une sorte de Seven lituanien). L’assaut du titre, un peu trompeur, annonce moins un huis-clos à la Carpenter qu’une initiation à la guerre par un groupe de personnages préparant une offensive afin de reprendre le contrôle d’un lycée occupé par des terroristes. Composé entre autres d’un prof du lycée, de parents d’élèves, d’un flic et d’un vétéran de l’Afghanistan, ce commando forme un ensemble hétérogène dont le film tire un certain humour absurde, qui n’est pas sans rappeler par endroits celui des frères Coen (on pense notamment à Fargo, dont le film reprend aussi l’atmosphère neigeuse). Cet humour vire franchement au noir lors de l’offensive finale, où les terroristes sont massacrés avec toutes sortes d’armes (fusils, couteaux, battes) dans des séquences qui s’étirent et relèvent parfois de l’exercice de style. Si le film affiche une certaine maîtrise de sa gestion de l’espace (le plan global du lycée est parfaitement lisible), sa construction d’ensemble paraît un peu vaine, en cela qu’elle se contente de faire répondre la violence à la violence. Couverts de masques, désindividualisés, les terroristes ressemblent moins à des personnages qu’à des figures allégoriques, tirant le film vers l’apologue tout terrain : difficile de ne pas songer à la guerre russo-ukrainienne devant The Assault (qui ne décrit, en somme, rien d’autre qu’un conflit territorial), mais la forme du film peut aussi servir de réceptacle à n’importe quelle lecture, ce qui marque moins sa qualité que sa limite.
Même sentiment partagé devant Are You Lonesome Tonight ? (Prix du Jury), thriller chinois s’inscrivant dans la veine esthétisante des polars de festival de Diao Yi’Nan (Black Coal, Le Lac des oies sauvages). Le film s’ouvre sur une scène forte : une nuit, un jeune employé d’une société de nettoyage, Xueming, fauche en voiture un homme marchant au bord d’une route. Partant de cette ligne de scénario minimale, le récit se déploie dans deux directions : d’une part, Xueming se rapproche de la veuve de l’homme qu’il a tué, de l’autre, il découvre l’existence d’un gang avant de devenir une figure vengeresse. De cette mue progressive, Are You Lonesome Tonight ? tire un récit assez éclaté et parfois difficile à suivre : à la manière des polars urbains de Nicholas Winding Refn, Wen Shipei – dont c’est le premier film – se débarrasse progressivement de tout souci réaliste (nous ne saurons presque rien du travail quotidien de Xueming, ni du trafic dans lequel était impliqué l’homme qu’il a tué) pour dresser le portrait d’un jeune homme psychologiquement perturbé. Ne travaillant en somme qu’à la construction de cette figure, le film contemple en elle sa propre virtuosité plastique, insistant un peu lourdement sur des effets d’écho et de répétition (la scène de l’accident revenant en boucle, comme la chanson d’Elvis qui donne son titre au film). Il n’en demeure pas moins qu’Are You Lonesome Tonight ? était l’un des seuls films de la sélection à interroger le crime comme fiction à investir : plus qu’un genre, le polar y est envisagé comme l’histoire qu’un personnage se raconte pour jouer un rôle dans un monde où il ne trouve pas sa place.
Là où le reste de la compétition n’a guère séduit en empruntant les chemins plus balisés du thriller domestique (The Daugther), du drame carcéral (Future is a lonely place) ou de la mafia story (Rhino), le sentiment d’avoir sous les yeux un grand film bien vivant est paradoxalement venu du passé. En 1979, Shohei Imamura, figure majeure de la Nouvelle Vague japonaise, revenait au cinéma – et à la fiction – avec La Vengeance est à moi. Pour qui ne connaîtrait d’Imamura que les films de la consécration (ceux qui ont été primés à Cannes dans les années 1980 – 1990, de La Ballade de Narayama à L’Anguille), l’expérience est à la fois déconcertante et bouleversante : à l’opposé de la forme apaisée de Narayama, La Vengeance est à moi cultive une esthétique très heurtée, dissonante et inconfortable. Par sa façon d’inscrire le crime dans la routine du personnage, il livre d’abord un grand portrait de tueur médiocre, Iwao Enokizu, par ailleurs petit escroc ayant ses habitudes dans une maison de passe. Très loin des mythologies américaines construites plus tardivement autour du serial killer (du Silence des agneaux à Mindhunter), Imamura scrute en Enokizu un cas anthropologique sans jamais fournir au spectateur d’éléments d’explication. La géniale séquence de flashback, où Enokizu se souvient de l’humiliation subie par son père, contraint de céder des bateaux de pêcheur à l’autorité impériale, n’éclaire pas vraiment la psychologie du personnage : elle figure, peut-être plus finement, le sentiment de revanche sociale et de rétribution symbolique obtenu par le crime – car c’est sur la haine de tout (de la société japonaise, de son père, de lui-même) que se construit Enokizu. Comme dans les très grands portraits de tueurs froids et « dé-psychologisés » (de Schizophrenia à The House That Jack Built), le film, abrupt, sec et désagréable, ressemble à son personnage. Des routes de montagne de la séquence d’ouverture (qui figurent un monde de pulsions brutes et tortueuses) à la dispersion des cendres d’Enokizu au sommet d’une autre montagne (la séquence finale), La Vengeance est à moi a la force, comme l’écrivait Serge Daney en 1982, des films qui refusent tout : « Il se peut qu’Imamura, au-delà de l’histoire d’un criminel, de quelqu’un qui dit « non », raconte l’histoire de ce mot, de ce « non ». Comment filmer le refus, l’idée du refus ? La dernière scène est stupéfiante : les années ont passé, Enokizu a été pendu, le père, un peu gâteux, vit avec sa bru, ensemble ils vont jeter les cendres de l’exécuté du haut d’une montagne. Va pour les cendres, mais voilà que les os blanchis, au lieu de tomber, restent en suspens dans l’air, figés par un arrêt sur image, dessinant le visage macabre d’un refus. Même devenu cendres, Enokizu ne cède pas. Il ne tombe pas. Son non lui survit. »