Mardi 24 – Du documentaire d’auteur
La sélection « Fragments d’une œuvre » présente la filmographie de documentaristes internationaux. Cette année : Stefano Savona (Italie), Chris Welsby (Angleterre) et Jørgen Leth (Danemark) ont honoré Lussas de leurs présences.
Ce matin dans la salle 3, c’est le piquant Jørgen Leth, connu pour sa collaboration avec Lars von Trier (The Five Obstructions – 2003 : un film dans lequel il réalise cinq remakes de son court-métrage The Perfect Human en s’adaptant à des contraintes de réalisation dictées par Lars von Trier) qui présente deux de ses films, en marge de sa filmographie.
Le polymorphe Haïti, sans titre, renvoie à la nature pluridisciplinaire de son auteur. La personnalité de Jørgen Leth, à la fois critique de jazz, poète, cycliste et j’en passe, donne à ces images tournées sur 15 ans, un aspect de carnet de voyage foisonnant, mêlant rencontres éphémères et points de vue d’étrangers sur le pays.
Comprendre sa fascination pour Haïti, c’est ce qui anime Jørgen Leth lorsqu’il décide de confier le montage de ses rushes à Camilla Skousen et Jacob Thuesen. Ce dernier, ayant débuté aux côtés de Lars von Trier, apporte au film un nouvel éclairage, que Jørgen Leth identifie lui-même comme caractéristique de sa jeunesse, et ce par le biais notamment d’une bande son musicale aux styles variés (des chants grégoriens à des fréquences « lynchéennes »).
Tropical Mix est un court-métrage qui est né en 1990, lors de repérages de Jørgen Leth et de son caméraman sur la rivière vénézuélienne Orinoco pour la préparation d’un prochain film. Cette lente pénétration dans la jungle épaisse devient un film troublant et imprévu de 7 minutes, qui incarne bien ce que l’on pourrait appeler la « dynamique documentaire » : enfoncer les portes du réel et trouver à l’intérieur des films en devenir.
Le soir, direction la sélection d’«Incertains regards ». Un premier film hermétique : Alpini de Jean-François Neplaz. Un second, plus fécond : Demain, de Carmit Harash. De retour en Israël, une sœur filme son jeune frère, un trentenaire un peu « Tanguy », sans réel goût à la vie. Lui-même écrit et prononce la voix-off qui ouvre le film. À cette première partie très scénarisée, succède une confrontation en plan-séquence, un tunnel d’interview, durant lequel la réalisatrice pousse son témoin à s’interroger sur son service militaire et à se positionner politiquement. Cloué sur son canapé, il incarne cette gauche inactive qui révolte la « réalisatrice-sœur ».
Mercredi 25 – Le tour du monde en une journée
Ce matin, les États généraux accueillent l’intervention du ROD (Réseau des Organisations Documentaires) animée par Pascale Krief (réalisatrice) et Michel David (producteur). Ils présentent un rapport d’étape de la grande étude lancée sur la décennie documentaire 2000 – 2010. Cette première partie s’appuie sur les chiffres (représentés sous forme de graphiques impressionnants) qui permettent de dégager des grandes tendances. Les chaînes de télévisions sont notamment montrées du doigt : leur désengagement massif dans la production de documentaires inquiète la profession. Le nombre de films financés par une chaîne de télévision a baissé d’un tiers, le nombre de films financés par une chaîne hertzienne a chuté de moitié et le financement par les chaînes câblées ou locales a lui aussi significativement diminué… Un état des lieux nécessaire permettant maintenant de se lancer dans la deuxième partie de l’étude, plus stimulante artistiquement, qui devra se concentrer sur l’aspect qualitatif en interrogeant les professionnels sur l’évolution de leur méthode de travail.
Aujourd’hui, c’est la journée SCAM. Cet organisme de répartition de droits, aussi co-financeur de documentaires, a sélectionné quelques films aidés. Au programme de l’après-midi : La Main de Dieu de François Sculier et Nostalgie de la lumière, de Patricio Guzmán. Deux démarches qui s’opposent, mais deux films forts dans leur genre.
Alors qu’il parcourt les routes du Péloponnèse avec l’objectif de filmer les habitants dans la reconstruction matérielle et psychique qui a suivi la tragédie incendiaire en Grèce en 2007, François Sculier se heurte à un obstacle majeur : la langue. Ne parlant pour ainsi dire que trois mots de grec, le réalisateur bâtit son documentaire sur cet « handicap », une astuce qui renverse le point de vue du spectateur. Comme rarement en documentaire, nous rions aux côtés des témoins, sous-titrés à postériori, de l’ignorance ou de la maladresse du documentariste dans une position assumée d’autodérision. Une structure originale qui apporte une légèreté souvent rare en documentaire et qui met en valeur la dimension humaniste du film.
Nostalgie de la lumière est le documentaire qui fait événement à Lussas. Partout, les festivaliers en parlent. « Une claque », comme on dit communément. Plutôt que de choisir un sujet « prêt à l’emploi », c’est à partir d’un lieu, le désert d’Atacama au Chili, que Guzman tisse la toile d’un raisonnement fin et poétique, rapprochant l’astronomie, l’archéologie, et la dictature de Pinochet. Il faut le voir pour le croire. Au fil de la beauté incroyable des images, le narrateur se révèle à mesure que le film rentre en contact avec des personnes. Pas de thèse, juste une posture tenue de bout en bout du documentaire, qui, à force de mises en rapport, offre un regard sur le monde apaisé et spirituel.
En soirée, la salle 4 (un camion transformé en salle de cinéma) rediffuse trois films de la sélection Incertains regards. Le premier est un court-métrage de 15 minutes issu des Ateliers Varan : Les Fantômes du zoo, de Mahbooba Ibrahimi. Intégralement tourné au zoo de Kaboul après la guerre civile, le film, brouillon, ne parvient pas à proposer un point de vue clair et sombre dans le « rendre compte » quand il devrait « donner à voir ».
Safar de Tahleh Daryanavard est une proposition sensible appuyée par un travail sonore remarquable : c’est un portrait croisé de trois jeunes étudiantes diplômées iraniennes pendant le trajet en train les ramenant dans leur village d’origine. La faiblesse du film revient à ses 55 minutes un peu lâches, non évolutives, qui pouvaient être réduites à 20 minutes.
Vehicle Missing, de Xia-Dong Guo, réalisateur diplômé de la Haute École d’Art et de Design en Suisse, est un regard à la fois drôle et tendre sur la jeunesse chinoise à travers le portrait d’un jeune commercial. Cette personne authentique se transforme en personnage principal très coopératif. Il se met à nu en tenant une position de Candide tout au long du documentaire qui devient un véritable film d’apprentissage. On rit beaucoup, s’imaginant parfois devant un savoureux Hong Sang-soo.
Jeudi 26 – À la place du cœur
Les débats barbent parfois mais lorsqu’ils s’intitulent joliment « Le Cœur et la Marge », on est prêt à faire un effort !
Autour de la table, trois producteurs de documentaires : l’incontournable Serge Lalou (Les Films d’Ici), Michel David (Zeugma Films, à qui on doit la trouvaille : « Le Cœur et la Marge »), l’irréductible Gilles Padovani (Mille et Une Films, basée à Rennes) et un réalisateur : Xavier Villetard.
Avec la salle, ils débattent sur la dialectique complexe du cœur et de la marge en documentaire. Ensemble, ils regrettent les cases disparues telle que La vie en Face sur Arte, et on loue la ligne éditoriale résistante de CinéCinéma. Si tous sont persuadés que le documentaire doit exister sous ces deux formes : marginale et « plus formatée », ils se demandent néanmoins comment ils peuvent produire des films que leur écriture audacieuse conduit au rejet automatique des diffuseurs ?
« La marge est de plus en plus étroite » constate amèrement Gilles Padovani.
La « Route du doc » conduit les festivaliers assommés par les quelque 35° à l’ombre dans une Russie rafraichissante. C’est le cas de le dire : le beau Territoire de l’amour de Alexandre Kouznetsov propose une forme libre et aérée, que le réalisateur reconnait être en partie instinctive (« J’ai filmé sans préoccupation artistique, uniquement avec l’envie de montrer les enfants des maisons de fous de Russie et d’ailleurs »).
Le documentaire accompagne la tournée des enfants d’une « maison de fous », un orphelinat russe particulier, où les pensionnaires ont réalisé un spectacle chanté et dansé qu’ils jouent dans diverses institutions du pays. La caméra caresse les corps comme un vague qui s’approche et s’éloigne du groupe, dans un va et vient respectueux de ces sujets qu’elle refuse d’étouffer. Le film, réalisé dans une grande proximité recompose une famille et témoigne de l’amour réciproque du documentariste pour ces enfants.
Vendredi 27 – Spasiba
Toujours sur la Route du doc Russie, notre chemin croise celui de deux magnifiques films d’Evgueni Solomin.
Le premier, Katorga, suit une trame narrative toute simple (le film dure 26 minutes) mais habilement structurée : dans une prison en Sibérie, un détenu visité par son père malade, fait une demande de libération anticipée. Le second, Countryside 35/45, accompagne un photographe lors de son périple dans la Russie rurale où il doit tirer le portrait des locaux au format 35/45 pour les nouveaux passeports. Le photographe, sorte de guide dans le film, incarne un personnage attachant bien que pas toujours montré sous son meilleur jour et chaque client devient un témoin du changement culturel du pays.
Somebody, But Not You de Konstantin Chavlovsky relève aussi d’un dispositif ingénieux : des hommes et des femmes apparaissant dans des actualités de Saint-Pétersbourg d’il y a plus de quarante ans sont filmés en gros plan alors qu’ils redécouvrent ses images de leur passé. On ne quitte jamais les visages émus tandis qu’en font sonore le commentaire off des actualités contribue à les caractériser. Nous découvrons dans une séquence silencieuse suivante, les images de la personne chez qui nous avons perçu l’émergence d’intimes souvenirs. Malgré la répétition des séquences, le documentaire parvient à éviter l’effet concept en construisant une véritable dramaturgie par les choix judicieux de la structure du montage.
Les tentes se replient. Les bénévoles cachent leur cernes derrière leurs lunettes de soleil. Les festivaliers retiendront peut-être que cette édition aura élargie la définition du documentaire.
On peut rire devant un documentaire, on peut aimer aussi. En documentaire, un réalisateur doit dépasser un sujet, le sublimer. Le documentariste sait aussi reconnaître l’impuissance de l’objectivité, il admet être attiré par le hors d’atteinte et choisit quand même de montrer son escalade.
Tout documentaire raconte cette ascension du réel jusqu’au film.
On en aura vu des montagnes à Lussas, et pas seulement des montagnes russes.