Reconstituer, pièce par pièce, la vision d’une époque et d’un mouvement communautaire américain par une poignée de journalistes scandinaves : voilà la complexe symphonie de points de vues que Göran Olsson s’est attaché à harmoniser avec The Black Power Mixtape. Nous abordons avec lui quelques aspects de ce travail sur archives, qui sort cette semaine dans les salles françaises.
The Black Power Mixtape est conçu à partir de fragments tournés dans les années 1960 et 1970. Avez-vous rencontré les auteurs de ces images ?
J’ai rencontré la plupart d’entre eux. Certains sont morts… plusieurs sont venus à la première à New York.
Ont-ils été impliqués dans la conception du film ?
Non. Cela dit, leurs réactions étaient assez intéressantes. De même que je respecte et admire les gens que l’on peut voir dans le film, je respecte et admire les journalistes qui ont fourni un travail exemplaire. Leurs rushes sont passionnants, néanmoins ils sont d’une différente époque, ce qui a plusieurs conséquences… Je ne voulais pas perdre l’atmosphère de l’époque ; je voulais que le public puisse la ressentir, et notamment ressentir à quoi ressemblait la télévision suédoise. Mais le rythme était un peu lent, donc je me suis attaché à le dynamiser dans le montage. La chose amusante est que certains ont eu l’impression que je n’avais pas du tout touché à leur montage d’origine, et ils étaient très contents. Aussi, ils ont eu tendance à exagérer leur contribution. Ils sont un peu vieux… Mais j’ai tout fait pour respecter ces artistes.
Ces images ont-elles jamais connu une diffusion ? Quelle en était la nature ?
Tout a été diffusé, mais une seule fois, à la télévision suédoise, et jamais ailleurs, ni à un autre moment.
Qu’est-ce qui rend particulièrement intéressant la conception d’un film uniquement monté, à partir d’images existantes ?
J’ai trouvé ces images dans une cave de la Sveriges Radio alors que j’étais à la recherche de quelque chose de tout à fait différent. Je me baladais simplement dans les rayonnages, et j’ai trouvé ce discours de Stokely Carmichael, datant de 1967, en smoking, noir et blanc, optimiste… Et ce même jour, j’ai trouvé l’interview d’Angela Davis en prison : couleurs criantes, appréhendant la peine de mort. Je dirais qu’à ce moment, j’ai identifié l’histoire entre ces deux images si radicalement opposées, et pourtant jumelles. (Hésitation) Pourquoi ajouter quelque chose ? Je vois où vous voulez en venir : comment travailler avec cette relative sensation d’enfermement que nous imposent les images si on décide de ne pas en faire de nouvelles ? Mais quand vous réalisez un film dont vous tournez les images, la même chose finit toujours par se produire. Au moment du montage, vous êtes toujours prisonnier de ce que vous avez. La différence n’est pas si grande. Et j’ai également enregistré des voix contemporaines. On ne s’en rend pas forcément compte, mais chaque enregistrement a été un voyage de plus… C’est peut-être ça, et aussi la musique, qui m’a permis d’oxygéner cette capsule du passé, dans la manière dont j’ai vécu la conception du film comme dans le résultat final.
La mémoire collective sur le mouvement de contestation des Noirs est plus volontiers dirigée sur les années 1960, Martin Luther King, etc… Pensez vous qu’avec The Black Power Mixtape, vous avez travaillé sur un matériau relevant presque de l’inconscient collectif, ou du moins d’une mémoire plus douloureuse ?
J’espère. Je pense qu’il y a en effet une très forte séparation entre le mouvement des droits civiques, le docteur King, la résistance passive, et les méthodes qui sont apparues après son assassinat. Si mon film fait la lumière sur cette époque… Vous pouvez approuver ou désapprouver Stokely Carmichael et les Black Panthers, mais ce qu’ils ont fait était pétri d’intentions démocratiques. La démocratie est quelque chose qu’il est nécessaire de cultiver, il faut lui injecter de l’énergie, comme de l’eau bouillante. Les Black Panthers ont mis beaucoup d’énergie dans le processus démocratique. Pour ça, je crois qu’ils avaient besoin d’un certain coup de projecteur.
La rupture de Carmichael avec la résistance passive de Martin Luther King semble tirer le coup de départ du film et des événements qu’il relate, non sans une certaine violence. Aviez-vous simplement plus d’images de lui, ou lui avez-vous volontairement donné une telle importance
Il y a un mélange des deux. Ce film est une mixtape. Elle est composée de neuf chansons, dont l’une est Stokely. Je crois que le véritable événement initiateur, c’est l’assassinat du docteur King. Les événements relatés sont pour beaucoup une réaction à sa mort, lui, le maître de la non-violence. Stokely, lui, incarne cette réaction, cette traînée de poudre… c’est pourquoi il a tant d’importance dans le film. Cela dit, avant 1967, il n’y avait pas ou peu de documentaires à la télévision suédoise, faute d’équipement. J’avais peu d’images du docteur King dans tous les cas.
À un moment crucial du film, alors que nous sommes dans une trajectoire critique de la violence du mouvement, Angela Davis nous remet violemment les pendules à l’heure, elle, presque dans le couloir de la mort… Vue la façon terrible, presque comique, dont elle balaye le discours que les journalistes commencent à mettre en place, avez-vous jamais pensé à ne pas inclure cet entretien ?
Au contraire, je ne pouvais pas envisager le film sans. C’est une pierre angulaire. Ces gens n’étaient pas violents. Il n’y a aucune preuve tangible allant dans ce sens. C’est l’image qu’ils portent, parce qu’ils avaient des armes, mais aux États-Unis, avoir une arme et être violent, ce sont deux choses différentes. Le Black Panther Party a organisé des programmes de dons de vêtements, de nourriture, et a même mis en place des systèmes scolaires alternatifs accessibles aux pauvres, et pas seulement Noirs… Angela Davis sonne les cloches au journaliste, également au spectateur peut-être, et je trouve ça très bien.
Avez-vous envisagé d’homogénéiser l’aspect du film, en mettant par exemple toutes les images en noir et blanc ?
Non. De même qu’Angela Davis va à l’encontre de l’approche des journalistes, je crois qu’un documentaire c’est une multiplicité de voix… et la beauté du film réside dans sa diversité. Nous avons même gardé le 4:3. Je n’ai pratiqué aucun ajustement de couleur. Cependant, il y a un gros travail d’étalonnage du son.
Le mot « mixtape » semble avoir fait l’objet d’un choix particulier qui m’intrigue. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Je suis un peu lassé de tous ces documentaires très dogmatiques, dotés d’une forte structure narrative qui va d’un point A à un point B. Je trouve ce procédé un peu daté. Je voulais un sentiment plus ouvert. Vous visionnez une empreinte, et vous tirez vos propres opinions. C’est plus brut, plus pur. Pour clarifier cela, j’ai organisé le film autour de neuf morceaux. C’est ma culture adolescente des mixtapes. Quelque chose qui n’est pas de vous, mais que vous mettez en ordre, que vous composez d’une certaine manière, souvent pour impressionner quelqu’un dont vous étiez amoureux ! Récemment, ça a aussi été un moyen d’expression dans le hip-hop pour diffuser leurs textes. Le mot « mixtape » est lié à la nature profonde du film, l’organisation d’une diversité de voix. The Black Power Mixtape n’est pas un film sur le mouvement Black Power, c’est un film sur la façon dont il a été représenté par des suédois. Le mouvement Black Power n’est pas mon histoire ; mon point de vue, la condition pour me connecter au sujet et en parler avec légitimité, c’est l’approche de ce mouvement par la télévision suédoise, dans mon langage, dans ma ville… C’est comme ça que j’ai pu le faire.