« Le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence ». Cette citation du film est tirée du livre Les Damnés de la terre, écrit par Frantz Fanon en 1961 dont Concerning Violence est l’adaptation. Göran Hugo Olsson garde le cap de son Black Power Mixtape, avec ce nouveau montage d’archives issues de la télévision suédoise. Pour ce second film, en cherchant à suivre au plus près le raisonnement de ce grand penseur du colonialisme, le réalisateur s’aventure dans une proposition de cinéma documentaire autrement plus ambitieuse qu’il n’arrive pas totalement à tenir.
Les mots
Quel projet que cette tentative d’adaptation ! Le texte de Fanon est à la fois complexe dans son développement, et radical dans ses conclusions. Bien plus que la simple occupation d’un territoire étranger, le colonialisme aboutit pour Fanon à la négation même de l’humanité des colonisés. Pour le détruire, la lutte se doit de passer à la fois par un soulèvement des peuples victimes de cette violence, mais aussi par un renversement des régimes occidentaux qui ont instauré ce système. La décolonisation ne pourra alors être effective que lorsqu’une véritable égalité de droit et de fait sera rétablie entre tous les peuples, notamment grâce à la disparition de toute dépendance des anciennes colonies envers les pays occidentaux et leur système économique.
Pour s’atteler à la tâche, Göran Hugo Olsson a choisi, comme son sous-titre l’indique, « neuf exemples de lutte anti-impérialistes » issus de reportages et documentaires de la télévision suédoise tournés entre les années 60 et 80. Au son, des extraits des Damnés de la terre sont lus en off par l’ex-chanteuse des Fugees Lauryn Hill, qui le déclame en y insufflant l’amertume d’un constat froid teinté d’une colère retenue. Alors qu’ils sont énoncés, les mots s’inscrivent en surimpression sur les images. L’intention de mêler l’Histoire des idées et l’Histoire des événements était déjà présente dans son précédent film. Cet ajout formel dénote une volonté ici d’aller plus encore en profondeur dans la reconstruction cinématographique d’une pensée exprimée en mots. Mais pas question pour autant de confrontation plastique, ni de recherche d’une dimension poétique dans cette coexistence entre les plans et le texte, comme ce que pourrait convoquer Jean-Luc Godard, pour ne citer que lui. Mots et images vont de pair : ils ne dialoguent pas, ils parlent d’une même voix. Ainsi finit-on par être plus gêné qu’autre chose, ne sachant jamais si l’on doit lire ce qui est en même temps énoncé par Lauryn Hill, ou essayer de discerner des plans le plus souvent rendus illisibles par ce choix de dispositif assez malheureux.
Archives de la violence
Outre ce choix maladroit, il y avait par ailleurs à craindre que cette suite « d’exemples » n’aboutisse qu’à une succession d’illustrations d’un propos qui vise au contraire à l’universel. Comme dans Black Power Mixtape, le montage propose d’explorer l’esprit d’un mouvement historique via une construction en chapitres. Nous passons ainsi d’une décennie à une autre, d’une ancienne colonie à une autre. L’indication des sources est à titre indicative, mais n’a aucune incidence sur la progression de l’ensemble. Nous sommes en Angola, en Afrique du Sud, en Guinée-Bissau, au Libéria, au Mozambique, au Burkina Faso. Selon Fanon, la lutte est commune à tous les colonisés, les crimes commis par les colonisateurs reposant sur les mêmes logiques. Fidèle à l’œuvre originale, le film relie les luttes dans ce qu’elles ont en commun. Les images d’archives, grâce à cette décontextualisation et à l’abandon de toute articulation chronologique, peuvent alors être réinvesties par une interrogation politique et philosophique bien plus intéressantes qu’une simple lecture historique. Dans les meilleures séquences du film, elles deviennent un matériau brut, fertilisé par la démonstration implacable et prophétique de l’auteur. La violence surgit alors partout : dans les postures, les vêtements, les regards, les paroles ; dans ce qui est interdit pour les colonisés (tenir une grève, conduire une voiture), comme dans ce qui leur est habituel (les métiers autorisés, les rêves proscrits, les cultures détruites). Elle surgit dans les raccords, les cadres, dans ce qui est hors champs, dans les mouvements de caméra. La violence est d’ailleurs d’autant plus insoutenable quand elle est involontairement filmée à l’époque des faits. Chris Marker le notait dans sa série L’Héritage de la chouette : « Certaines images sont porteuses de mémoire au delà de ce qu’elles représentent. »
(Re)lecture
Mais c’est aussi en repensant justement à Marker et son grand film d’archives Le fond de l’air est rouge, qui interrogeait en profondeur les représentations des idoles déchues de la gauche ayant accompagné toute sa vie politique, que l’on voit apparaître ce qui manque au film. Göran Hugo Olsson n’ose pas vraiment cette appropriation des images qui les relieraient à un imaginaire qui lui serait propre. Le travail déployé pour restituer la pensée de Fanon a beau être mené avec application, le regard du réalisateur en vient finalement à trop souvent s’effacer derrière d’une part ce qu’énonce l’auteur, d’autre part les positionnements des reportages de l’époque.
Ainsi le film manque cruellement de souffle. Les Damnés de la terre reposait avant tout sur une indignation. Il était à la fois un essai et un manuel de lutte visant à préparer le triste mais inévitable combat qui permettrait d’entamer un nouveau cycle historique, succédant à celui du colonialisme. Il nécessitait des prises de position de la part du cinéaste plus fortes. S’il avait clairement visé un panorama illustré des luttes pour la décolonisation à des fins pédagogiques, le problème ne serait pas aussi apparent. Mais l’on sent que le réalisateur épouse politiquement le texte de l’auteur sans parvenir à totalement proposer le film qui doit naître de sa rencontre avec la pensée de Fanon. Certes on peut relever quelques trouvailles remarquables, et c’est là que l’on reconnaît l’archéologue doué qu’est Göran Hugo Olsson : la séquence d’abattage du troupeau, la scène de danse tribale, l’interview du couple de colons danois… On trouve aussi de pertinents prolongements historiques, qui dénotent, certes trop timidement mais tout de même, une volonté de porter le texte hors de son champ d’application initial (les problèmes écologiques, la place des femmes, les actions du FMI…) Mais cette lecture globalement trop appliquée, ou pas assez selon ce que l’on en attend, a pour effet de laisser flotter le film entre un didactisme qui ne s’assume pas, et une réappropriation politique qui ne trouve pas sa forme.
Certes s’arrêter à ce constat peu flatteur reviendrait à passer à côté d’une belle tentative de réinvestissement documentaire du flux télévisuel par une lecture politique et philosophique de l’histoire. Mais à la lumière de ce projet trop ambitieux qui nécessitait de se confronter à l’épineuse question du rapport entre cinéma et philosophie, l’engagement et la rigueur intellectuelle de Göran Hugo Olsson auraient mérité mieux que la réutilisation d’une formule qui trouve ici ses limites.