The End : rencontre improbable du film noir classique et de la bluette romantique, du manga japonais et du conte de fée, sans oublier une bonne louche de Béla Tarr pour l’ambition formelle, la tonalité crépusculaire, désespérée et pré-apocalyptique. Le tout est un premier long-métrage, signé par le Marocain Hicham Lasri.
Pour The End, on parlera volontiers d’objet filmique non identifié, tant il fait preuve, tout en empruntant beaucoup, d’une singularité par son ton et sa forme. Rien à voir avec l’évocation du Maroc que constitue le très bon Sur la planche de Leïla Kilani, sorti l’hiver dernier dans les salles. Bien loin des accents véristes de ce dernier – il s’agissait de la première fiction d’une cinéaste habituée au documentaire –, le film de Hicham Lasri partage pourtant avec Sur la planche une rage et une conviction cinématographiques, et le tableau d’une société sous pression, notamment sa jeunesse. Ici, le contemporain se joue à rebours puisque le récit du film se présente comme le décompte d’un mois de juillet 1999 qui verra Hassan II, le « Père de la Nation », casser sa pipe. Inutile d’insister sur le fait que ça balance pas mal, et malgré ce détour, The End formule que rien n’a vraiment changé malgré le mirage du dégel amorcé par le fils et successeur, Mohammed VI. La critique sociale ne prend pas la peine de se voiler, c’est grinçant, colérique, méchant, tout en épargnant personne ; chacun à sa manière semble être sonné, abruti et infantilisé par la chape de plomb.
La trame du récit est à la fois complexe – pleine de circonvolutions – et limpide. À Casablanca, Mikhi, jeune homme longiligne vivant au sommet de la cheminée d’un incinérateur de cannabis, tombe amoureux de Rita, une belle endormie qu’il trouve enchaînée au volant d’un taxi limousine appartenant à une bande de malfrats – qui sont aussi les frères de la donzelle. Sur la piste desquels se lance un policier au surnom peu engageant – « pitbull du système » – et aux méthodes orthodoxes, c’est-à-dire tout à fait dégueulasses, si bien que son passé de tortionnaire dans les geôles de la monarchie ne fait aucun doute. Il est une sorte de protecteur pour Mikhi qui survit tant bien que mal grâce à la pose de sabots aux automobiles mal stationnées. Sur fond de propagande radiophonique et télévisuelle, c’est bientôt la guerre entre le flic ombrageux et les jeunes délinquants nihilistes – allant jusqu’à piquer les chaussures des croyants occupés à prier dans une mosquée… Au milieu du gué, un couple improbable cherche à se former dans un décor déglingué. Mikhi – proche de la figure archétypale de l’idiot – entame une course-poursuite bégayante et déjantée pour récupérer sa princesse.
C’est peu dire que The End est un film stylisé, avec pour point de départ le choix d’un noir et blanc. Hicham Lasri ne s’arrête pas en si bon chemin, ce noir et blanc est travaillé : liserés lumineux tranchants, contre-jours, jeux sur l’exposition et volutes de fumée. Une folle ambition esthétique pas toujours très bien dégrossie parcourt l’ensemble en convoquant toute la matière cinématographique, la picturalité – avec un rendu parfois très graphique –, le son et une caméra à la mobilité audacieuse (balancements, renversements complets), jusqu’à des mouvements de grue tarabiscotés et vertigineux. Tentant beaucoup sans avoir peur de se rater, Hicham Lasri compose une œuvre singulière et fiévreuse, presque anachronique, gagné tout à tour par une violence baroque, un ton bouffon et un onirisme des plus singuliers. Ainsi avance The End vers son terme, en un tableau d’une société délétère, déchirée, atomisée. Difficile de trouver écrin plus moche et inhospitalier pour la pureté d’un amour naissant. Mikhi et Rita se trouvent prisonniers de leurs pesantes fidélités ; et comme dans tout bon vieux polar mettant en scène les questions d’honneur, on ne se demande pas tellement comment tout ça va finir, seulement, à la rigueur, se questionne-t-on à propos des moyens utilisés et de l’étendue du carnage.