Deux mois après la condamnation des cinéastes Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof, The Hunter sort dans un contexte brûlant. Panahi et Rasoulof étant emprisonnés pour une seule idée de film, on imagine comment le régime iranien réagirait au nouvel opus de Rafi Pitts, interdit en Iran. The Hunter, en effet, est un acte violent. Rien n’est exprimé frontalement, le cinéaste faisant confiance en la capacité de son spectateur à déchiffrer les signes qu’il nous propose. L’histoire d’un homme qui a tout perdu et qui agit en conséquence est ouverte sur une multitude d’interprétations possibles, ce qui ne donne que plus d’ampleur aux sens du film, en outre objet d’un travail formel remarquable.
À Téhéran, Ali (interprété par le cinéaste) vient de sortir de prison. Le moment pour lui de rattraper le temps perdu en profitant de sa femme et sa fillette ? Loin de là. Sa réinsertion n’est pas une priorité pour les autorités, qui l’affectent à un travail de gardien de nuit dans une usine. Ali vit décalé, et reste seul. Les situations, les scènes, les plans se répètent. Aller au travail en voiture, parcourir les bretelles d’autoroutes, rentrer du travail, pénétrer dans l’appartement vide, s’entraîner à tirer en forêt… la vie semble faire du surplace. Jusqu’au jour où le vide de l’appartement d’Ali semble anormal. Femme et enfant viennent de périr lors d’un affrontement entre manifestants et forces de l’ordre. Qui a tué ? Il ne le saura pas. Ce qui compte, maintenant, c’est que le vase déjà bien plein déborde, qu’Ali explose. Et tue froidement deux policiers en visant leur voiture. Fait-il cela pour se venger ? Aurait-il tué si sa famille n’était pas morte ? Est-ce un acte calculé ou agit-il sur un coup de tête ? Le cinéaste ne répond pas, il nous laisse libres de trouver nos réponses. Ce qu’il installe, et qu’on ressent fortement, est un climat de tension oppressant. Dès le début, Ali est taciturne, il parle peu, son visage reste inexpressif. Il semble être dans un état second, comme un somnambule, il est au monde sans vraiment y être. Contrôle-t-il ce qu’il est, ce qu’il fait ? Est-il indifférent à tout ? Aucun indice n’est donné quant aux raisons de son incarcération. Qu’elles soient criminelles ou politiques importe peu, l’important étant le présent de cet homme qui n’a plus rien. Face à cet être opaque, nous sommes pleinement réceptifs à la pression qui le ronge de l’intérieur. Le climat de tension dans lequel a été tourné le film (juste avant les élections de 2009), exacerbé par la façon dont Rafi Pitts travaille avec ses comédiens (non professionnels exceptée celle qui joue la femme d’Ali, ils s’exposent car ils interprètent moins des rôles qu’ils ne composent avec leurs propres personnalités), par la conscience qu’il avait qu’il prenait des risques en tournant, crée une ambiance générale suffocante. Si les dialogues sont rares, le son, très travaillé, raconte beaucoup de choses sur le monde qui entoure Ali. Autant que les silences, prégnants, il rend compte de son oppression. La précision des plans dans lesquels s’inscrit le personnage donne l’impression qu’il évolue dans un monde implacable. Sa silhouette, souvent miniaturisée, filmée en plongée, dans l’obscurité ou fondue dans le décor, fait de lui un être vulnérable, comme englouti, écrasé, par ce qui l’entoure.
Car le mutique Ali est, entre autres, une représentation de la population iranienne, et plus généralement, du Moyen-Orient. Population qui va très mal économiquement, qui ne peut s’exprimer et est donc en voie d’explosion. L’une des forces du film est de ne jamais évoquer frontalement la situation en Iran/au Moyen-Orient aujourd’hui, mais de la rendre perceptible dans le moindre plan, et de la condenser en le personnage d’Ali. Comme les jeunes en Iran (où 70% de la population a moins de trente ans), Ali n’a rien à perdre. En lui faisant tuer deux policiers, Rafi Pitts pose un acte d’une grande violence envers le régime iranien. Le film, évidemment, est interdit dans son pays, et l’on s’étonne que le cinéaste ait obtenu l’autorisation de le tourner (quand il a proposé son projet à la commission de censure, avant les élections présidentielles de 2009 — marquées par la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad — cette dernière baignait dans l’euphorique espoir général que le Mouvement Vert réformiste allait gagner, et a donc été conciliante). Par l’histoire de son protagoniste, Rafi Pitts explore une génération qui a le sentiment que ses dirigeants lui ont volé la Révolution de 1979 dans laquelle elle est née. Une scène suffit à évoquer l’état d’esprit de la génération d’avant, celle qui a fait la Révolution et a connu la guerre, via les parents d’Ali à qui il rend visite. Le père, hébété devant la télévision, déconnecté de ce qui l’entoure, semble nous dire la fatigue de cette génération, qui malgré ses efforts lègue à ses enfants un monde où tant de choses restent à changer. Et où l’on s’impatiente, comme le suggèrent les séquences où Ali, confronté à une bureaucratie kafkaïenne, doit attendre des heures avant d’apprendre que sa femme est morte, avant qu’on ne prenne au sérieux la disparition de sa fille.
Pendant le générique d’ouverture, la caméra parcourt une photo représentant les gardiens de la Révolution et datant des années 1980. Dès le début est ainsi posée cette question « que reste-t-il de la Révolution ?» Cette photo rappelle aussi Easy Rider, et dresse un parallèle ironique entre les ennemis Iran et États-Unis. Téhéran, ici, ressemble à Los Angeles, car on en voit essentiellement des autoroutes parcourues par de grosses voitures. Le discours de l’Ayatollah Khamenei que nous entendons à la radio fait écho à celui d’Obama, les deux hommes employant des termes semblables. The Hunter est aussi imprégné de références au Nouvel Hollywood des années 1970. Parce que Rafi Pitts veut rendre hommage au cinéma qu’il aime (il a notamment réalisé un documentaire sur Abel Ferrara, dans la collection « Cinéastes de notre temps »), et parce que c’est avec ce cinéma qu’a grandi sa génération. En suggérant que les frontières entre Iran et États-Unis, entre Moyen-Orient et Occident, sont également poreuses, le cinéaste montre que, si Ali subit une situation propre à l’Iran, il subit aussi la solitude et l’aliénation d’un système économique et administratif qui n’a que faire du bien-être individuel, comme partout ailleurs dans le monde.
Comme pour prendre le contre-pied de ce qui se passe dans son pays, jamais le cinéaste ne nous dit ce que nous devons penser, le film fourmille de multiples interprétations. Qui est le chasseur ? Ali ? La police ? Le gouvernement ? Le cinéaste ? Lorsqu’il demande que l’on recherche sa fille, Ali est-il suspecté par la police parce qu’il est un ancien condamné ou cette dernière se comporterait-elle ainsi avec quiconque ? Après leur mort, la femme et la fille d’Ali réapparaissent parfois, sans doute parce qu’il se souvient de sa vie avec elles. Si l’on apprécie la pudeur de telles apparitions (elles sont brèves et évoquent sans aucune insistance le bonheur d’autrefois), elles ouvrent aussi une piste de lecture possible : femme et enfant n’étaient-elles pas mortes dès le début du film ? Après avoir tué, Ali, poursuivi, est arrêté par deux policiers qui se perdent avec lui en pleine forêt. L’un est ignoble, il veut l’exécuter sans autre forme de procès, il humilie son collègue. Ce dernier ne supporte plus son uniforme, il est autant victime qu’Ali menotté face à lui. La répartition des rôles, alors, devient problématique. En tuant les policiers, Ali n’a-t-il pas tué un innocent ? Qui est chasseur, qui est chassé ? Les repères, la temporalité, la répartition des rôles, la frontière entre le bien et le mal finissent par se brouiller. Comme les personnages perdus dans leur forêt, nous naviguons dans le film comme dans un labyrinthe, et à mesure qu’on l’explore nous prenons acte de sa richesse. La fin, d’une absurdité implacable, fait aussi froid dans le dos qu’elle ouvre sur des interprétations plurielles. Avec ce film épuré (jeu minimaliste des comédiens, plans minutieusement composés, dialogues rares) et formellement marquant, Rafi Pitts signe une œuvre d’une grande densité qui, en préservant au plus haut point notre liberté de spectateur, véhicule subtilement un message fort sur la situation en Iran aujourd’hui. Si le cinéaste se réjouit que son film soit vu partout dans le monde, cela reste pour lui insuffisant, car c’est aussi et surtout à ceux qui ne sont pas d’accord avec ce qu’il raconte qu’il s’adresse et qui, tant qu’il est interdit en Iran, ne pourront pas le voir.