Sous ses habits de fiction à sujet – le film aborde le cas des «green card soldiers», ces immigrés qui rejoignent l’armée américaine pour obtenir la citoyenneté – et de long-métrage en apparence taillé pour se frayer une place dans la programmation d’un grand festival international, Soy Nero, bien qu’assez carré, évite plusieurs écueils propres à ce type de fables qui, pour reprendre le discutable slogan trônant en haut de l’affiche du film, «synthétisent toute la géopolitique du monde». C’est que l’odyssée de Nero, jeune Mexicain qui rêve de devenir un Américain à part entière, prend moins la forme d’un voyage picaresque qu’il ne dépeint un déplacement continu et systématique de la frontière, qui se trouve partout et donc nulle part à la fois. La frontière, ce n’est pas le seul mur que Nero doit escalader pour quitter son pays natal, mais plutôt une ligne de démarcation qui accompagne le jeune homme dans tous les lieux qu’il traverse, qu’il s’agisse d’une villa luxueuse de Beverly Hills ou d’un désert au Moyen-Orient. C’est une ligne contre laquelle le héros butte et qui menace de le ravaler. D’où que le mouvement de chaque plan reconduise le mouvement général du film, à savoir la confrontation de Nero à une ligne qui sépare l’espace en deux, dans une perspective aussi politique que métaphysique : le personnage tente au fond à la fois d’échapper à la mort (l’insécurité qui règne au Mexique) et d’aller à sa rencontre (en voulant devenir soldat). Mais si le film fond habilement la frontière Nord/Sud en une délimitation qui s’inscrit au sein des différents territoires arpentés par Nero, sa limite tient à ce que ce mouvement s’avère être également une mécanique, autant formelle que scénaristique, qui confère au récit une armature aussi solide qu’un tantinet rigide.
De la frontière à l’homme-frontière
De mécanique, il en est d’ailleurs question dans le beau raccord qui relie les deux parties bien distinctes du film, lui-même traversé par une frontière, où le jeune Nero quitte soudainement les bras de son frère pour se retrouver seul dans un désert, le fusil à la main. D’être humain il est devenu, selon son souhait, le rouage d’un corps qui l’englobe et le dépasse : l’armée américaine. Le film se décentre alors intelligemment de son héros pour dresser le portrait de la petite compagnie dont fait partie Nero, dépossédé de son véritable prénom et donc de son identité. D’abord passe-muraille, Nero se reconvertit en gardien d’une autre frontière, un check-point, voire devient lui-même physiquement la frontière, notamment lors d’une scène où il se tient entre deux Afro-Américains qui rejouent amicalement la vieille rivalité East Coast/West Coast du hip-hop des années 1990. Cette piste, séduisante, ouvre aussi sur un film de guerre silencieux et dépouillé, qui évoque lointainement Beau travail de Claire Denis et Flandres de Bruno Dumont, sans toutefois pleinement convaincre, tant ses articulations restent de bout en bout irrémédiablement limpides. Car outre la systématisation de son dispositif de mise en scène (chaque plan s’organise autour d’une frontière, concrète ou symbolique), le film repose sur un entrelacs de stratégies narratives volontairement binaires. À l’image de cette fin, qui consacre Nero comme un étranger parmi les siens dans un interrogatoire en miroir de celui qui ponctue, au début du film, sa première tentative ratée de rejoindre les États-Unis. Il en va de même pour les différentes figures que le jeune homme rencontre sur son chemin : un conducteur à deux facettes, à la fois père bienveillant et ex-militaire dérangé, qui le prend en stop ; son frère, prince la nuit et valet le jour ; les deux soldats noirs de sa compagnie, qui se complètent et s’opposent. En dépit de ses qualités, Soy Nero souffre de fait d’une trop grande clarté, qui tend à combler les aspérités et à atténuer le mystère inhérent à la part secrètement fantastique de son principe moteur.