C’est vous qui interprétez le rôle principal dans votre film, mais cela n’était pas prévu au départ. Qu’est-ce que cela a changé pour votre personnage ? Pour le film ?
Quand on veut qu’un film soit montré en Iran, ce qui est très important pour moi, il faut passer devant une commission de censure. Quand on fait ce genre de film, s’il n’est pas montré dans le pays je ne vois pas pourquoi on le ferait, parce qu’à l’extérieur les gens sont d’accord. Donc je passe toujours devant la commission de censure. On a mis six mois pour obtenir l’autorisation, ça a été très difficile. On l’a eue avant les émeutes. À cette époque, le milieu du cinéma, y compris la censure, était convaincu que l’Iran allait changer. On pensait que le Mouvement Vert réformateur allait arriver au pouvoir, qu’avec l’arrivée d’Obama, les États-Unis et l’Iran pourraient faire la paix. Il y avait une sorte d’euphorie, et c’est pendant cette euphorie-là qu’on nous a donné l’autorisation. Mais en juin 2009, tous les membres de la commission de censure ont été virés, il ne reste plus personne. Le papier de la censure mentionne le nom du réalisateur, du producteur, du chef opérateur et des rôles principaux. Celui qui devait jouer Ali n’a pas pu le faire pour des raisons personnelles, c’était trop difficile pour lui, et je ne m’en suis rendu compte qu’au premier jour du tournage. Si je voulais un autre acteur, il fallait le faire valider par le bureau de censure. En cas de refus je n’aurais pas pu tourner, et c’est pour éviter de prendre ce risque que j’ai décidé d’interpréter moi-même le rôle d’Ali. Évidemment, à partir du moment où un élément change dans un film, le film change. Mais en ce qui concerne la partie silencieuse du personnage, elle aurait été la même, parce que c’est le symbole de l’idée centrale : pourquoi ce type explose-t-il ? Il explose parce que c’est quelqu’un qui ne peut pas s’exprimer, comme c’est le cas pour la plupart des gens en Iran. Et quand on peut pas s’exprimer, on est capable d’exploser.
Ali représente donc la population iranienne en général ?
Oui. Quand j’ai fait le film, je voulais parler de la machine qui domine l’homme, pas seulement en Iran mais au Moyen-Orient. Dans cette partie du monde on n’a plus grand-chose. Donc on est devenus des bombes humaines parce qu’on n’a rien, ça n’est pas la nature humaine. Avant, on faisait en sorte que l’économie soit au service de l’homme, maintenant c’est l’homme qui est au service de l’économie. Donc la nature humaine n’a plus le droit d’exister. Au Moyen-Orient, on n’a pas vraiment de vie, la classe moyenne disparaît à une vitesse impressionnante. Il reste très peu de choses pour lesquelles on vit. En Iran, 70% de la population a moins de trente ans, et on n’a pas d’avenir. Et quand on n’a pas d’avenir, soit on se résigne, soit on décide d’aller le chercher. Pour moi, l’histoire d’Ali est celle d’un homme qui explose. L’ancrage iranien n’est qu’une petite partie du film, il soulève un problème qui va au-delà de nos frontières. À l’époque où j’ai tourné, je pensais que le Mouvement Vert allait arriver au pouvoir, je ne pensais pas qu’on allait se retrouver dans la situation actuelle.
La tension qui régnait en Iran au moment du tournage n’a-t-elle pas servi le film au sens où son climat est imprégné de cette tension que vous viviez ?
Le climat de tension aurait existé de toute façon, même si le Mouvement Vert était arrivé au pouvoir. L’idée de tirer sur la police est une idée neuve en Iran. Je ne connais pas de film iranien où on ait fait ce genre de choses. Donc il y avait forcément de la tension. Je ne dirais pas que le contexte du tournage a servi le film, parce que pour moi il est essentiel qu’il soit vu en Iran, et que suite au résultat des élections, il y est interdit.
Il semble incroyable que vous ayez obtenu l’autorisation de tourner la scène du meurtre des policiers. Comment l’expliquez-vous ?
L’autorisation a été très difficile à obtenir. Pour le bureau de censure, la scène était acceptable seulement si on sentait clairement qu’Ali était fou. Je n’aime pas la censure, mais elle fait partie de notre culture, elle est devenue notre langage cinématographique, elle nous permet de nous interroger sur la façon dont on s’exprime (comment dire ce qu’on veut dire à travers les règles qu’on nous impose ?). Donc dans notre littérature, dans nos arts, la censure joue un rôle, parce qu’on n’empêchera jamais le créateur de dire ce qu’il veut dire. Mais là où en est arrivé le cinéma en Iran aujourd’hui, c’est un cauchemar. Parce qu’on arrête et emprisonne les cinéastes, alors que notre métier est de poser des questions.
Pensez-vous tourner ailleurs qu’en Iran ?
En Iran aujourd’hui on ne sait pas à quoi on a à faire, on vit au jour le jour. Aujourd’hui, j’ai envie de vous répondre que je veux continuer à y tourner. En même temps, j’ai deux amis qui sont en prison là-bas (Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof, ndr). Donc je ne sais pas. J’espère qu’ils vont sortir et je fais tout pour qu’ils sortent, c’est la seule chose qui me préoccupe aujourd’hui. À l’intérieur du pays il y a une mobilisation, qui peut changer des choses. J’ai appelé à une grève le 11 février. Elle est suivie à l’intérieur, à l’extérieur je n’en sais rien. Plutôt que des pétitions, à l’extérieur j’aimerais que les gens soient solidaires en donnant quelque chose. Je leur demande de donner deux heures de leur temps de travail. J’ai écrit une lettre à Ahmadinejad (à consulter ici, ndr) et j’ai demandé à ce que le 11 février, jour anniversaire de la Révolution iranienne, dernier jour du Festival de films de Téhéran et premier jour de celui de Berlin, tous les gens concernés par le cinéma arrêtent de travailler pendant deux heures, de 15 heures à 17 heures heure locale, en solidarité avec Panahi et Rasoulof. Le monde du cinéma doit être solidaire avec ce qui se passe en Iran, pour faire comprendre à tous les États qu’ils ne peuvent pas faire n’importe quoi. L’arrestation de Panahi et Rasoulof n’a pas de précédents. Même pendant le maccarthysme on n’emprisonnait pas un cinéaste pour l’intention qu’il avait. Panahi et Rasoulof n’ont pas tourné le film et ils sont emprisonnés, c’est ça qui est violent. Donc il faut que le monde entier envoie un message fort. En Iran il y a une solidarité : le syndicat des cinéastes a demandé à ce que personne ne vienne pendant le Festival de films de Téhéran, du 2 au 11 février, en signe de soutien aux cinéastes emprisonnés. Les pétitions à l’extérieur sont réconfortantes pour leur moral, mais il faut aller au-delà. Les États sont trop habitués aux pétitions, c’est bien mais ça n’est pas suffisant.
Comment les divers pays répondent-ils à votre appel à la grève ?
L’Allemagne a l’air très concernée, parce que la grève aurait lieu pendant son Festival. Les pays d’Amérique du Sud, d’Europe de l’Est aussi. En Europe de l’Ouest, à part l’Allemagne, je ne sais pas.
Qui a le droit de tourner aujourd’hui en Iran ? Quel genre de films ?
C’est très difficile de tourner. Il n’y a que les gens qui sont d’accord qui obtiennent les autorisations. Ce qui se tourne, c’est du cinéma commercial et du cinéma de propagande. Pour le cinéma d’auteur, on pourrait différencier les films néoréalistes, avec pour pères Kiarostami et Makmalbaf, et les films sociaux réalistes, comme les miens. Ce sont ces films-là qui ont le plus de mal à obtenir des autorisations. J’ai l’impression qu’aujourd’hui en Iran, poser des questions est un délit. Alors que tout notre cinéma est basé là-dessus. The Hunter, ce sont des questions, je ne donne pas de réponses. De même pour la lettre que j’ai écrite à Ahmadinejad. Poser des questions est l’essence de notre métier.
Votre film a‑t-il été vu dans des circuits parallèles, en DVD pirates ?
Apparemment il y a des copies pirates à tous les coins de rue. Il a beaucoup de succès, mais moi je voudrais que les gardiens de la Révolution le voient. Parce que l’activité politique, c’est quand on arrive à changer l’opinion de quelqu’un qui n’est pas d’accord, ou du moins à l’aider à réfléchir un peu plus. Pour moi c’est important de savoir si j’ai réussi à parler de leur douleur aux iraniens, et en effet ils s’identifient à Ali, c’est pour ça que le film marche dans ce circuit clandestin. C’est quand même absurde que dans le monde moderne, où avec le numérique on ne peut pas empêcher les images de circuler, le régime continue à croire qu’il peut nous contrôler comme on le pouvait autrefois. Je me demande si ça n’est pas pour ça qu’il y a un conflit : la jeunesse iranienne est très au courant de ce qui se passe dans le monde, alors que ceux qui règnent ne le sont pas vraiment. Internet est contrôlé, mais comme c’est notre seule manière de nous détendre et notre seule fenêtre vers l’extérieur, on arrive à détourner ce contrôle.
L’attente interminable d’Ali lorsqu’il recherche sa fille renvoie-t-elle à l’impatience des Iraniens à ce que quelque chose change ?
Cette attente fait partie de la folie kafkaïenne des systèmes en général. Quand ils ne font plus attention à l’humanité, aux sentiments des gens, quand ils deviennent une machine, ces systèmes fabriquent des situations de tension extrême…
À l’attente succède une situation absurde : le policier qui reçoit Ali lui pose tout un tas de questions sur sa vie de couple avant de lui apprendre que sa femme est morte…
J’ai demandé à un vrai policier de me donner les dialogues de cette scène, puis de la jouer devant l’acteur pour qu’il sache comment l’interpréter. Donc la réalité est aussi absurde que ce que vous voyez dans le film. C’est quand même impressionnant, toutes les questions personnelles qu’on est capable de vous poser avant de vous annoncer une chose aussi atroce.
Mais est-ce que le policier se comporte ainsi avec Ali parce qu’il sort de prison et qu’il est donc forcément suspect ? Ou ferait-il de même avec quiconque ?
J’ai voulu donner plusieurs dimensions à cette séquence, à tout le film d’ailleurs. Tous les films que j’aime dans l’histoire du cinéma ont plusieurs lectures, et à chaque fois que je les revois j’ai l’impression de voir un autre film. J’ai essayé de donner à The Hunter différents niveaux de lecture. On peut le voir comme un western néoréaliste, comme un film politique, une tragédie classique… Je veux laisser le spectateur choisir parmi ces différentes dimensions, comme ça je ne fais pas comme notre régime, je ne dis pas ce qu’il faut penser ou pas.
D’où est venue l’idée de départ, celle d’un chasseur aux identités multiples ?
Je connaissais un type qui était gardien de nuit et qui était chasseur. Il était très silencieux, très préoccupé par sa femme et son enfant. Après, il y avait une histoire courte que j’aime beaucoup, écrite par Bozorg Alavi, à qui j’ai dédié le film. Il l’a écrite en 1952 mais j’ai trouvé qu’elle résonnait très justement avec ce qui se passe aujourd’hui. Elle concerne surtout la partie dans la forêt. Il y avait aussi la tension que je ressentais à l’intérieur du pays. Tout le monde avait la même obsession, comment faire pour voir sa femme et son enfant ? Quand on demande comment ça va à Téhéran, la première chose qu’on vous répond c’est « Je n’ai pas le temps de voir ma femme et mon enfant », c’est devenu un truc normal de la conversation quotidienne. La classe moyenne n’a pas le temps de vivre car il faut gagner de l’argent. On travaille sept jours sur sept, le week-end ça n’existe pas. Les gens ont plusieurs métiers, il y a des profs qui font taxi la nuit, ça va très mal économiquement. Du coup je me suis demandé ce qui arriverait à quelqu’un à qui on enlèverait la dernière chose qui lui reste, les quelques heures qu’il peut passer avec sa femme et son enfant. Qu’est-ce qu’il ferait à ce moment-là ? Tous ces éléments sont devenus les raisons du film. Après, en fonction de ce qui m’arrivait dans ma vie, de ce qui se passait en Iran, le film changeait, mais le squelette restait le même.
Vos plans sont très minutieusement travaillés. Tout est-il prévu au stade du scénario ou vous laissez-vous la possibilité de modifier certains plans en cours de tournage ?
Je fais un découpage, et c’est comme si je réécrivais le scénario musicalement. Les plans, c’est comme des phrases, il faut une sorte de règle par rapport à l’écriture. J’ai travaillé avec le chef op trois mois avant le tournage. Une fois qu’on a décidé de la mélodie, des sons, du langage utilisé (pourquoi un tel plan à tel endroit), à partir de là, même s’il se passe autre chose, on sait comment on va tourner la scène. Par exemple, dans une poursuite de voitures, c’est évident qu’on ne va pas faire des gros plans des roues. C’est évident que la caméra n’ira pas filmer l’intérieur de la voiture de la police. Ce sont des règles du néoréalisme, qu’on s’est fixées à l’avance. Si on les dépasse on passe dans un autre genre de cinéma, avec d’autres règles. Bien que j’essaie de casser les règles, j’utilise des outils du néoréalisme, pour renforcer le formalisme.
Donc vous ne tournez pas plusieurs fois la même scène avec des plans différents ? Vous n’avez pas besoin de les voir, de faire des essais, vous savez à l’avance ce que vous voulez ?
Je ne regarde surtout pas les rushes parce que je suis dedans. Je me contente de demander à mon chef op et au labo si tout va bien techniquement.
Ali est tantôt perçu nettement, en gros plan, tantôt sa silhouette se confond dans les décors, tantôt elle est toute petite. Ces choix étaient-ils une évidence au moment de l’écriture ?
Je sais que je ne commencerai pas une séquence par un plan large pour ensuite faire un plan rapproché. Je fais l’inverse, parce que quand on commence par un plan rapproché puis qu’on va au large, on voit le personnage entouré par le paysage. Alors que si on fait l’inverse on voit d’abord le paysage, et ensuite le personnage. Or je veux qu’on ne s’échappe jamais du personnage.
Le son est très détaillé. À quel moment écrivez-vous la partition sonore ? Comment travaillez-vous avec votre ingénieur du son ?
J’écris pendant le tournage, sur un petit cahier. Par exemple, dans l’usine, il y a eu un son qui me faisait penser aux vagues de la mer, alors j’ai demandé à l’ingé son de se concentrer là-dessus. J’écris un scénario sonore après le tournage. Le montage son me prend deux fois plus de temps que le montage image. Je présentais toujours mes précédents films à un ami aveugle, pour qu’il me dise ce qu’il en pensait. J’ai une obsession avec le son. Bresson dit qu’il évoque toujours l’image et que l’image n’évoque jamais le son. On me dit parfois qu’il n’y a pas beaucoup de dialogues dans The Hunter, or j’ai l’impression que c’est mon film le plus bavard à cause du son, parce que c’est le son qui est tout le temps en train de dire ce qui se passe.
Est-ce que vous laissez l’ingénieur du son prendre des initiatives, vous proposer des choses ?
Bien sûr.
Et le chef opérateur ?
Oui, on choisit en fonction de ses propositions, mais avec lui on se prépare beaucoup avant le tournage. Ce film appartient vraiment à toute l’équipe, c’est un film de groupe. C’est la même équipe qui avait tourné mon précédant film, C’est l’hiver.
Le montage image n’est donc pas trop laborieux…
Je ne quitte pas la salle de montage, parce que j’adore ça. Au départ je voulais être monteur, pas réalisateur. Comme le reste, le montage est un échange entre les gens. Et finalement le film devient un individu qui n’est plus dans mes mains.
Comment avez-vous investi votre rôle ? Comment avez-vous fait travailler vos acteurs ?
À part celle qui joue la femme d’Ali, qui est une comédienne très célèbre en Iran (Mitra Hajjar), les acteurs n’avaient jamais joué. J’ai fait ce choix pour rencontrer mes personnages. Quand on écrit, on cherche nos personnages, et une fois qu’on les a, on veut apprendre d’eux plutôt que de leur dire ce qu’ils doivent faire. Je n’ai pas tellement joué dans le film, je me demandais plutôt « comment me diriger moi-même ? » C’était très sombre comme expérience, je ne le referai pas deux fois.
Parlez-vous aux acteurs de leurs rôles avant le tournage ?
Jamais. Ils sont déjà les personnages.
Aviez-vous les interprètes en tête en écrivant ?
J’avais en tête qu’il y aurait un policier qui serait pour la peine de mort et un autre contre. Donc quand je faisais le casting, je demandais aux gens qui venaient s’ils étaient pour ou contre, et pourquoi. J’essaie d’apprendre à qui j’ai à faire. Une fois que j’ai choisi, en tournant je rectifie en fonction de la réalité que j’ai en face de moi.
Que représentent la mère et le père d’Ali ? Quelle est leur place dans la société iranienne ?
C’est la génération qui a vécu la Révolution et la guerre, ce qui n’est pas le cas de la majorité du pays, parce qu’elle a moins de trente ans. Donc c’est une génération fatiguée.
Le père en effet regarde la télévision d’un air totalement absent…
Ce qu’il regarde, c’est La maison est noire, d’une réalisatrice formidable qui s’appelait Forough Farokhzad et qui était aussi poétesse. Son film date de 1962, et ce qui s’y dit est très vrai aujourd’hui pour les jeunes générations. Les questions que se sont posées ceux qui ont fait la Révolution sont les mêmes que celles que se pose la jeunesse aujourd’hui. Comme si rien n’avait changé. Il y a beaucoup de références à cette époque-là, mais ça n’est pas important si on ne les connaît pas. Ce que le spectateur voit dans mon film, c’est sa vérité, ça n’est pas moi qui ai raison.
En effet, vous nous laissez complètement libres d’interpréter…
On est dans un pays où on nous dit sans cesse ce qu’il faut croire, ce qu’il faut penser, donc s’il y a un endroit où on doit laisser une liberté, c’est dans la salle de cinéma.
Les situations, les plans, se répètent plusieurs fois de façon semblable. Quel sens ont ces répétitions ?
J’avais pour idée que le temps n’avançait pas. À un moment donné, il me semblait que le film était tout le temps dans le présent, comme si on faisait du surplace. Donc j’avais l’impression qu’en répétant les scènes et les plans, j’accentuerais ce sentiment. Chacun est libre d’interpréter, mais moi par exemple je me disais que les deux policiers qu’Ali rencontre dans la forêt sont peut-être ceux qu’il a tués sur l’autoroute. Si on ne le voit pas de cette manière-là ça n’est pas grave. Je voulais laisser le choix ouvert, pour qu’on puisse lire le film de différentes façons. Pour moi, quand au début du film Ali et sa famille sont dans leur voiture qui passe au lavage automatique, c’est comme si on les enterrait tous les trois. J’ai l’impression de me rapprocher de la musique dans l’écriture du film, parce que ce que j’adore dans la musique c’est qu’elle évoque des émotions qu’on ne peut pas vraiment décrire, qui ne sont pas forcément explicables.
On peut aussi se dire que la femme et la fille sont mortes dès le début du film, et qu’Ali rêve leurs apparitions…
Tout à fait. Pour moi, le début prépare la décision de tirer, d’agir. La scène du meurtre était risquée, car il fallait éviter que le film ne devienne un film d’actions spectaculaires. Je me souviens qu’il y a dix ans, Kiarostami m’avait dit, en voyant mon deuxième long-métrage, que quand on décidait de tuer des gens au cinéma, il fallait le permis de tuer, qu’on ne pouvait pas tuer gratuitement. Et là, j’estime que j’ai le permis de tuer. Parce que même si je désapprouve l’acte d’Ali, je le comprends, c’est ça qui est important.
On se demande aussi s’il l’avait prévu depuis quelques temps ou s’il le fait sur un coup de tête…
J’ai l’impression qu’il l’aurait fait à un moment donné de sa vie. Il le fait à ce moment-là parce que ça déborde, mais je pense qu’il aurait été capable de le faire avant la mort de sa femme et son enfant.
Ce que j’aime aussi, c’est que vous ne donnez aucun indice permettant de comprendre pourquoi Ali a été en prison…
On peut imaginer ce qu’on veut, qu’il a été emprisonné pour des raisons politiques ou criminelles, ça n’est pas très important. De toute façon dans la société, quand quelqu’un sort de prison, quelles que soient les raisons de son emprisonnement, il ne lui reste pas grand-chose.
Quel sens donnez-vous à la fin du film ?
Quand je suis pessimiste, j’ai l’impression que le soldat a calculé, quand je suis optimiste, je me dis qu’il s’est trompé. Mais ce dont je suis sûr, c’est qu’Ali s’est suicidé.
Si c’est le policier qui l’a tué, pourquoi ne l’a-t-il pas fait avant, quand il était tout seul avec lui ?
Parce qu’il ne veut pas prendre de blâme, il veut se libérer de l’autre policier. Je vous dis ça, mais au fond il y a trois points de suspension à la fin, je n’aime pas les fins définitives, je trouve ça dommage, car on ne laisse pas au spectateur le temps de réfléchir. Les fins définitives sont des fins dictées, et je n’aime pas ça.
Quel est votre rapport à l’Amérique ?
Au début, j’avais envie de faire deux fois le même film, une fois à Téhéran, une fois à Los Angeles. Un film néo-réel, celui qui existe, et un film formel, avec les règles du cinéma américain, qui sont très différentes. Et je voulais que le film sorte deux fois en même temps. À l’époque, Bush gouvernait les États-Unis, et je voulais ainsi obliger des spectateurs qui n’étaient pas concernés l’un par l’autre d’aller voir le même film. Ce projet était très difficile à monter, et j’ai surtout compris que si j’arrivais au bout, il n’y aurait qu’en France qu’on pourrait voir les deux films, parce qu’ailleurs seul le film américain sortirait. Donc j’aurais raté mon but politique, parler de l’homme de la rue, de l’humanité, enfermée dans un système. Ce projet-là, je l’ai eu en 2006. Après ça a changé. Au final, il y a des références au cinéma américain des années 1970. En Iran, on appelle Téhéran « Téhérangeles », et j’ai voulu montrer l’influence de la culture américaine sur ma génération, qui a été élevée avec le cinéma américain des années 1970. Et puis il y a une part de western dans le film, et je voulais rendre hommage à ce cinéma que j’ai aimé. Ce qui est quand même marrant, c’est qu’au départ ce dernier était influencé par le cinéma européen, et non américain (Monte Hellman était influencé par Antonioni, d’autres par la Nouvelle Vague…). Donc au final, je ne sais plus à qui appartient vraiment ce cinéma. A cause des contraintes économiques, parce que les budgets montent très vite, les producteurs iraniens sont plus pressés que les réalisateurs de tourner les films. C’est aussi pour ça que je n’ai pas fait deux films. J’aime parler de l’homme plus que de ses frontières. Pour moi, entre Los Angeles et Téhéran il n’y a pas tant de différences que ça. Il y a des différences culturelles, mais en ce qui concerne l’humanité, pas tant que ça. On est tous coincés dans des systèmes, dans l’économie, et on est isolés.
Votre regard sur cette proximité entre les deux pays est-il ironique dans le film ? Je pense notamment à ce moment où on entend l’Ayatollah Khamenei parler de changement, comme Obama à la même époque…
Ce qu’on entend est la réponse de Khamenei à Obama. Je voulais casser les barrières. Le jour où je me suis mis devant la caméra, je pensais que c’était la fin de ma carrière. C’était du suicide de faire ça, parce que je n’avais personne pour me diriger, je ne savais pas si j’avais fait les bons choix. Comme je le faisais dans l’urgence, je ne savais pas si ça passerait ou pas. Donc je me suis lâché complètement, j’ai fait tout ce que je pouvais comme si je tournais mon dernier film. Et en faisant comme ça il y a beaucoup de choses venant de moi qui se sont mises dans le film. Pour moi, le film est ce qu’on est en train de vivre quand on le fait.
The Hunter va-t-il sortir dans beaucoup de pays ?
À l’étranger il sort partout. Évidemment c’est bien, parce qu’on parle de cinéma, mais pour moi ça ne suffit pas. Ça me ferait plaisir que ma famille puisse le voir en salles. L’équipe aussi, qui ne l’a vu qu’en DVD, alors que ce film est fait pour l’écran. Godard le disait bien : au cinéma, le spectateur regarde vers le haut, à la télévision, il regarde vers le bas. Et puis j’aurais voulu que les gens qui ne sont pas d’accord avec le film le voient. Or, tant qu’il n’est pas en salles, ils ne le verront pas.
Comment envisagez-vous l’avenir pour l’Iran ?
Je pense que le régime d’Ahmadinejad n’en a plus pour longtemps, et qu’on ne peut pas empêcher les jeunes de changer les choses. On pense tous ça en Iran, parce que si on ne pensait pas ça, ça serait vraiment trop sombre. La jeunesse n’a peur de rien, c’est pour ça qu’on ne peut pas l’arrêter, elle n’a rien à perdre. Si le régime emprisonne deux cinéastes un an et demi après les événements, c’est qu’il a peur de quelque chose, donc c’est qu’on est sur la bonne voie. Ces emprisonnements sont un malheur, mais si les dirigeants ont peur à ce point-là, c’est qu’ils n’ont pas réussi à nous arrêter. Il faut envoyer un message à tous les États, parce que j’ai l’impression que le monde considère que c’est notre problème à nous et que c’est à nous de le régler. Mais c’est un problème qui concerne tout le monde. Panahi et Rasoulof sont interdits de travail pour vingt ans, donc arrêter de travailler deux heures comme je le demande le 11 février, ça n’est quand même pas grand-chose. Mais j’ai l’impression que c’est difficile de convaincre les gens. Je me dis qu’au fond, ce qui se passera le 11 permettra de faire un bon bilan de l’état du cinéma, de le mettre face à lui-même. Et même si la conclusion est dure, ça sera bien de la connaître. J’espère tellement que Panahi et Rasoulof vont être libérés, mais on ne sait tellement rien. On n’a jamais eu affaire à ça. Avant, quand on faisait un film qui était contre, il était confisqué, ou on avait du mal à faire un autre film. Mais ce qui est arrivé à Panahi et Rasoulof, c’est du jour au lendemain, c’est un emprisonnement, et pour une intention, pas pour un film tourné. On ne connaît plus les règles en Iran, on ne sait pas ce qui se passe. En tout cas, et heureusement, il ne faut jamais dire qu’on connaît l’avenir.