Si, en 2014, le premier film de Jennifer Kent, Mister Babadook, avait produit son petit effet horrifique dans le landernau du cinéma d’épouvante, la réalisatrice australienne a vu avec The Nightingale sa côte s’envoler pour mieux ensuite s’effondrer. Les réactions de rejet suscitées lors des rares projections en salle depuis trois ans valent d’ailleurs à son film d’être directement recalé dans les couloirs parallèles de la vidéo à la demande. C’est regrettable, car aussi manichéen qu’il puisse paraître, The Nightingale mérite d’abord d’être vu pour ce qu’il est réellement : un film de genre à l’élan rageur, planté dans un cadre aussi austère que grandiose. Soit la Tasmanie des années 1820, vaste territoire sauvage arpenté par la revancharde Clare Carroll (Aisling Franciosi) : une bagnarde irlandaise, violée et laissée pour morte – comme il se doit selon les convenances du genre – après avoir assisté au double homicide de son bébé et de son mari. Armée d’un fusil et de son cheval, la voilà bien décidée à retrouver coûte que coûte ses agresseurs, le lieutenant Hawkins (Sam Claflin) et sa troupe de soldats, dans un rape and revenge qui ne fait donc ni l’économie de son prévisible programme, ni de la sempiternelle question de l’auto-justice.
Violence à perte
Le rape and revenge procède d’une logique infaillible, on ne peut plus binaire, celle du donnant-donnant. Chaque coup porté est amené à être rendu, la violence de l’outrage originel justifiant en retour un déploiement de force, tout aussi exacerbé, sinon plus. Cette logique implacable et souvent démesurée a tôt fait de se voir taxée de complaisante. Pire, se référant aux instincts basiques de l’autodéfense, elle succomberait au chant des sirènes droitières. Récemment, le cinéma débridé de S. Craig Zahler subissait encore les frais de tels amalgames et raccourcis. Chez l’américain, l’ultraviolence a pourtant ceci de dérangeant qu’elle ne procède d’aucun second degré ni d’une morale parfaitement identifiée. Les notions de mal et de bien s’avèrent être de vains enjeux et cette fameuse violence à laquelle recourent les personnages, trop vite qualifiée de gratuite, ne dit rien d’autre : elle est toujours le signe d’une défaite (de la loi, de l’humain, des corps qui s’y exposent). Qu’elle procède d’un instinct de survie ou qu’elle s’abatte comme un couperet, y compris aveuglément, elle n’en demeure pas moins absurde, déviée de tout but. La traque vengeresse de The Nightingale n’est d’ailleurs pas sans raisonner avec celle de Bone Tomahawk : les deux participent d’un récit initiatique particulièrement éprouvant, où la notion de vengeance, loin d’exalter la violence pour elle-même, ne donne in fine nullement satisfaction et vire plutôt au cauchemar.
Une scène de The Nightingale en témoigne sans ambiguïté. C’est précisément la première où Clare peut enfin commencer à assouvir sa soif de vengeance. Sa haine trouve alors à se répandre sur son plus inexpérimenté agresseur, un veule soldat sans envergure, complice imbécile embarqué malgré lui dans une atroce tuerie. L’intelligence de Kent consiste ici à filmer cette scène attendue de catharsis du point de vue du soldat plutôt que de celui de Clare. La caméra alterne des gros plans de son visage terrorisé, plaqué au sol, et des plans en contre-plongée oppressants de Clare, située au-dessus de lui et le poignardant à diverses reprises, avant de l’achever sèchement avec la crosse de son fusil. L’ultime « maman » que le gamin prononce avant d’être l’objet de ce sidérant déchainement de violence, le regard bleu lancé dans un ciel qui n’en a que faire, retentit alors moins comme une supplication ou une demande de pardon que comme un appel à l’aide lancé désespérément dans le vide. Plutôt que la furia viscérale et punitive de Clare, la cinéaste filme le cauchemar, yeux grands ouverts, d’un bourreau rattrapé par l’implacable réalité et abandonné à sa seule condition. Son sang giclant sur les joues d’une mère en colère, à qui il a ôté la vie de son enfant, n’a rien d’une délivrance ou d’une consolation : de part et d’autre, c’est bien l’innocence qu’on enterre dans un monde où l’humanité n’a guère sa place. Si malaise il y a, celui-ci tient moins à la crudité du geste vengeur qu’à la mécanique de cause à effet en pure perte qu’il implique. Une fois Clare parvenue à ses fins, un plan large nous la montre debout, qui scrute elle aussi le ciel aperçu entre les branches d’immenses arbres, sans doute dans l’attente de quelque adoubement divin qui ne viendra pas. Vidée plus que triomphante, elle demeure seule dans le cadre, isolée au milieu de la nature indifférente à sa présence et à ses actes.
À bien y regarder, difficile de faire un procès en idéologie à un film qui déjoue ce qu’il semble mettre en scène. Sans cesse retardé, le moment de la confrontation entre Clare et Hawkins tournera d’ailleurs court. La vigueur libératrice qu’elle déploie une bonne partie du film tend en effet à s’estomper à mesure qu’elle se rapproche de la cible à abattre. Opère alors un tacite passage de relais entre elle et Billy (Baykali Ganambarr), l’aborigène enrôlé pour la guider au milieu de paysages particulièrement inhospitaliers. Beau personnage que ce « boy » massif, soumis mais vindicatif, étonnamment serein, qui d’abord observe plus qu’il n’agit, communiquant à The Nightingale son faux-rythme, son pas de deux pour le moins surprenant. Kent le filme comme le contrechamp raisonné de la pugnacité épidermique de Clare, une boussole qui jamais ne s’affole et parvient, contre toute attente, à modifier la trajectoire de l’héroïne. Si le récit met ainsi en parallèle la progression inéluctable des trois protagonistes principaux en direction de la ville de Launceston, où l’ambitieux chef de garnison souhaite être promu, l’avancée de Clare se double d’une évolution intérieure : quand Hawkins aggrave son cas en multipliant les ignobles exactions, la jeune femme, elle, se heurte de plein fouet à la sauvagerie d’un monde qui redéfinit, peu à peu, les enjeux de sa quête punitive.
The Nightingale souffre assurément de ce déséquilibre, la figure appuyée du salaud de service accusant une univocité sadique sans partage, si ce n’est avec les artilleurs qui lui servent de sbires. Pas plus heureuses ne s’avèrent les références au conte : le nom de famille de Clare (Carroll) fait d’elle une sorte d’Alice aux pays des horreurs coloniales. Ses visions fantasmagoriques fugaces de son défunt mari rajoutent au côté artificiel et sursignifiant d’un cheminement qui épouse celui de la perte de l’enfance. Cela a surtout pour conséquence de déplacer partiellement la question de la violence et de sa représentation sur le terrain de l’allégorie. Doublement dommage, d’abord car le film perd quelque peu en puissance de frappe à vouloir s’arracher à la force brute et sans ménagement qui mobilise par ailleurs les plans. Ensuite, parce qu’il convoque maladroitement, de façon épisodique, un imaginaire empreint de transcendance, où perce l’horizon sentimental d’un deuil réconciliateur, quand le vertige abrupt de l’Histoire et le déchainement des faits les plus arbitraires l’emportent le reste du temps sur tout affect.
La vraie nature des hommes
Très documenté, The Nightingale dévoile une période de l’histoire australienne du XIXe siècle peu vue au cinéma : celle placée sous la bannière de la civilisation et du drapeau britannique, venus soumettre la population aborigène et perpétrer un génocide à son endroit. Kent choisit de décrire vertement des relations humaines définies par des principes de domination et d’assujettissement, voire d’humiliation. Et de toute évidence, elle n’y va pas avec le dos de la cuillère : à charge, son film ne s’embarrasse pas de nuances pour asseoir sa démonstration. On pourrait bien évidemment reprocher à la cinéaste son manque de tact si cet aplomb n’était pas inhérent aux codes du genre et à la teneur vindicative de son propos. Kent et son actrice principale enfoncent le même clou, partagent la même hargne. Mais il y a plus : l’élan anthropologique qui parcourt le film, cet attachement aux croyances et aux langues, aux gestes et aux gueules, à la rudesse de la nature, composent un monde indéchiffrable et constamment anxiogène, où seule la musique apparaît comme un liant commun (Clare chante à la manière d’un « rossignol » capable d’émouvoir un salaud comme Hawkins, tandis que Billy est surnommé « le merle » par sa tribut). L’Australienne ne tire pas seulement de cet univers fascinant et primitif une poésie rugueuse, elle fait de ce lieu hostile un personnage à part entière avec lequel Clare, perdue et sans repères, obligée en permanence de recourir au savoir intuitif de Billy pour l’aiguiller, est amenée à composer. Elle rappelle aussi que le rape and revenge est toujours affaire d’apprentissage et d’altérité, de territoire à conquérir où il faut bon gré mal gré faire son trou avant d’y jeter les proies pourchassées.
Plus qu’une fioriture, ici conjuguée au format 1:37, volontiers claustrophobe, le réalisme qui insuffle The Nightingale vaut avant tout comme regard trivial. Si Clare, véritable bloc de chair envoyé à la face d’un monde, ne saurait trembler pour se faire justice, la caméra, en revanche, brûle d’une urgence singulière, quasi documentaire. Davantage qu’un roublard effet de style, garant de véracité, ce saisissement du monde sans afféteries ne vise pas seulement à restituer l’énergie brute d’un corps en action. Il donne à voir le frisson de l’incertitude et ouvre la voie à tous les dangers latents que le récit place sur le parcours de son héroïne. De là vient le plus beau mouvement du film, que l’on pourrait croire borné au seul impératif de vengeance féministe et au tracé en droite ligne pour le satisfaire. À mesure que Clare se fraie un chemin et pénètre les mystères d’un environnement naturel rendu à sa brutalité première, et dont elle ignore à peu près tout, Kent fait du cadre serré une frontière au-delà de laquelle le pire est toujours susceptible de venir s’engouffrer. Une fenêtre ouverte où plus aucun coin de ce monde en guerre n’échapperait à l’horreur. Loin d’y figurer comme une anomalie, la monstruosité consubstantielle de Hawkins s’affiche au contraire comme un symptôme patent. Elle constitue la banale manifestation d’une humanité peu reluisante, sans pitié ni moralité, et amenée à perdurer (dans les rangs du despotique lieutenant, un enfant orgueilleux manifeste de semblables penchants). Pourtant, quand le film, et avec lui le cortège d’infamies, s’arrête au soleil levant, sur une plage échappée d’une carte postale, Clare et Billy peuvent enfin souffler, après avoir tant couru. Ensemble mais séparés, ils chantent alors l’amour d’une terre outragée qui a fait d’eux à jamais des orphelins.