L’idée de rencontrer la réalisatrice d’un film comme Mister Babadook fout légèrement la trouille. Va-t-on devoir se retrouver dans une maison poussiéreuse, grisâtre, attendant que trois coups sinistres soient frappés à la porte et que le croque-mitaine débarque pour nous empêcher de finir notre interview ? Heureusement, non : salon de prestige, cafés et jus d’orange nous attendent, ainsi qu’une Jennifer Kent un peu harassée pour sa énième rencontre de la journée. Sans doute lui a-t-on déjà posé cent fois les mêmes questions, mais la réalisatrice nous a répondu avec patience et bonne humeur.
Votre film semble être l’œuvre de quelqu’un qui connaît bien le genre. Est-ce que c’est le cas ?
Jennifer Kent : J’ai été obsédée par les films d’horreur de tous types très tôt dans ma vie. Je percevais leur valeur : les meilleurs films d’horreur créent du mythe, et permettent de s’interroger sur des questions humaines profondes. Ce genre a un tel potentiel ! Cela m’attriste beaucoup qu’il soit si méprisé. Je pense qu’un grand nombre de ces films est fait par des gens qui ne perçoivent pas leur potentiel, leur profondeur : c’est pour ça qu’on se retrouve avec autant de mauvais films à la suite. Pour faire un bon film d’horreur, pour vraiment effrayer les gens, il faut s’intéresser à ses personnages, tisser des liens entre eux et le public. Pour créer une telle sympathie, il faut que les personnages soit complexes, et dignes d’attention.
Est-ce difficile, en tant que femme, de réaliser un film d’horreur ?
JK (Rires) Ah, ce n’est pas la première fois qu’on me la pose, celle-là ! En fait, ça ne m’a jamais traversé l’esprit. J’étais tellement impliquée, personnellement, dans l’histoire que je ne me suis jamais posé la question. Mais je comprends qu’on puisse se la poser : ce n’est pas habituel, pour une femme, d’être aux commandes d’un film d’horreur. Mais, notez que, si on en croit les études sur le sujet, le public du genre est presque partagé équitablement. En fait, il y aurait un peu plus de femmes que d’hommes à aimer le genre. Je pense qu’il y aura toujours plus de femmes réalisatrices dans l’horreur.
Vous dites : « Le Babadook est une histoire d’amour plus qu’une histoire d’horreur. » J’aurais presque envie de dire que tout film d’horreur est soit un film d’amour, soit un film de haine – ce qui finalement revient au même.
JK Ah, c’est une façon intéressante de voir les choses ! Je pense qu’il faut toujours des émotions extrêmes dans l’horreur : cela nous pousse aux limites de ce qui est sécurisant. Pour Amelia, dans le film, le problème est qu’elle ne peut pas, physiquement, aimer son enfant. Il y a une barrière qui l’en empêche : le passé. Ça peut paraître simpliste, mais c’est le cœur de tout. Il y a beaucoup de haine, et en même temps beaucoup d’amour pour cet enfant : c’est ce que j’avais envie d’explorer avec ce film. La mère est une institution : elle procure la sécurité, l’amour, l’attention – c’est un grand tabou, rien que de considérer qu’une mère puisse ne pas aimer son enfant. L’envie de transgresser ce tabou, c’est ce qui me place dans le domaine de l’horreur, je pense.
Polanski dans Rosemary’s Baby a exploré cette voie…
JK Oui, mais ce qui est curieux, c’est que, quand j’ai cherché des références sur ce type d’histoire, je n’en ai pas vraiment trouvé. Même dans Rosemary’s Baby, cela ne met pas la femme en scène, mais plutôt ce qui grandit en elle, et la peur de maternité elle-même. C’est une zone presque inexplorée par le cinéma, et que je trouve intéressante.
Vous estimez que le cinéma d’horreur est fait pour tarauder, repousser les limites, les tabous?
JK Oui, selon moi – pour les meilleurs films. Ils sont subversifs, anarchiques. Ils permettent de poser les questions que les gens ont peur de se poser eux-mêmes. C’est pour ça que c’est un genre que je respecte : il peut avoir énormément de pouvoir.
En cela, le Babadook est un véritable conte de fées.
JK Tout à fait ! Le film a ses racines plantées dans les histoires du folklore germanique, dans ces histoires terriblement adultes, avant qu’ils ne soient dilués, rendus mièvres. Même les mots de « conte de fées » évoquent quelque chose de très gentillet, aujourd’hui. Mais ces histoires, elles sont sanglantes, terrifiantes, et ce sont des clés pour répondre aux grandes questions que nous nous posons sur la nature humaine.
Est-ce que le livre, l’objet était important pour vous, en tant que media ?
JK Absolument. Je devais avoir ce livre. J’ai toujours considéré le Babadook comme un mythe, transposé dans un univers moderne, urbain. J’aime y voir les meilleures qualités des contes des frères Grimm. Donc, l’introduire via un livre me semblait un choix logique. Le livre en lui-même influence autant l’histoire que le design du film, de la maison, des mouvements.
Est-ce que le livre existe toujours, physiquement ? J’avoue que cela me terrifierait si c’était le cas…
JK (Rires) J’en parlais à mon agent : je lui disais qu’on pensait éditer le livre. Il m’a dit : « je l’achèterai, et j’irai le planquer dans mon bureau ! » Toujours est-il qu’il existe toujours, et pour moi, ça va, je ne suis pas effrayé à l’idée de l’avoir chez moi.
Dans le film, la télévision tient une position très importante.
JK Cette télévision, pour moi, est un personnage à part entière. Mon monteur et moi avons travaillé dur pour obtenir les bons extraits. Pour des gens aussi isolés, solitaires, une telle relation à la télévision est logique, et c’est un miroir de ce qui se trame. Comme le livre.
Dans votre court-métrage, Monster, qui préfigure précisément le Babadook, l’héroïne est également une mère seule. Était-ce important, pour vous, d’insister sur ce personnage de femme seule?
JK Au départ, il me paraissait inconcevable qu’il y ait plus de deux personnages. Lorsque j’ai commencé à réfléchir au long-métrage, je n’y ai jamais vu un mari – et tout à coup, je me suis rendu à l’évidence : ce mari était la raison derrière toute la douleur. J’ai fréquenté des femmes dans cette situation : c’est terriblement difficile de garder son intégrité, sa force de caractère dans de telles circonstances. C’était le terrain parfait pour cette histoire.
Qu’est-ce que le passage au long-métrage vous a permis de concrétiser?
JK Au départ, Monster n’était pas voué à aller au-delà du court. Une fois ce court-métrage réalisé, je me suis attelée à l’écriture d’autres films, mais je n’ai pas réussi à les mener à bout – trop ambitieux. Finalement, j’ai repris Monster, et je l’ai vu comme une sorte de brouillon : le long-métrage m’a permis de complexifier les personnages, de les explorer plus avant.
Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec Radek Ladczuk, Frank Lipson, et Alex Holmes?
JK Lorsque j’ai travaillé sur Dogville au département réalisation, je me suis rendu compte que travailler avec les bonnes personnes était essentiel. Je cherchais… une famille, des personnes avec lesquelles je puisse travailler continuellement. Je connaissais Alex auparavant. Il a vu mon histoire, et il a très bien compris ce que je voulais en tirer.
En ce qui concerne notre chef opérateur, ça a été difficile : on a cherché à travers l’Australie entière, sans trouver. Les uns étaient trop chers, les autres ne convenaient pas… C’est un ami réalisateur qui m’a conseillé Radek, qui vit en Pologne. Il avait vraiment la bonne approche du film, il était prêt à une longue préparation. J’avais besoin d’une équipe qui me rejoigne bien en amont du film, quelques mois à l’avance. Il est donc venu de Pologne, et nous avons longuement travaillé, lui, Alex et moi, à la création de notre monde. Ce n’est pas un monde habituel : il fallait que les perceptions soient exacerbées, mais que cela demeure réel.
Pour Frank, enfin : je suis totalement obsédée par l’aspect sonore du film. Je savais que ce serait un aspect central. Frank avait déjà travaillé sur Chopper, formidable film d’Andrew Dominik, où sa contribution était essentielle. Il a également fait un travail remarquable dans Les Crimes de Snowtown, plus récemment. J’ai senti qu’il possédait la bonne sensibilité. Nous avons travaillé pendant de longs mois à la récolte des sons du film, qui ne proviennent pas, pour la plupart, de banques sonores existantes.
Comment s’est passé votre travail avec vos deux acteurs principaux, Essie Davis et le jeune Noah Wiseman?
JK Noah est un enfant très robuste, et en même temps, il est très sensible. Il n’avait que six ans au moment du tournage, mais il y avait déjà quelque chose de très fort en lui. Même lorsqu’on lui demandait des choses difficiles, il a toujours fait face. Sa mère est psychologue pour enfants, et elle a eu foi dans le film. Elle, Essie et moi avons tout fait pour le protéger des aspects les plus sombres : cela implique notamment de l’avoir fait doubler par un adulte pour les scènes les plus dures. Nous étions très attentives à ce qu’il ressentait. J’ai longuement parlé avec lui de l’histoire du Babadook – version pour enfants ! Il s’est senti très impliqué – sa mère se plaignait, elle lui disait : « tu n’es jamais aussi concentré lorsqu’il s’agit de faire tes devoirs ! » Il lui répondait : « mais, maman, ça, c’est important ! » J’ai été enfant-actrice, ça m’a permis de l’accompagner.
Et concernant Essie, nous sommes amies depuis longtemps, depuis nos cours d’interprétation. Elle m’a dit, par la suite, qu’elle n’aurait pas pu aller aussi loin, aussi profondément où le film l’a emmenée, sans moi : nous nous faisions confiance. C’est un rôle terriblement dur, émotionnellement.
Vous n’avez jamais considéré votre expérience en tant qu’actrice comme satisfaisante. Comment avez-vous vécu cette première expérience en tant que réalisatrice ?
JK En fait, c’est la vie d’acteur, qui me déplaît. J’aime jouer, sinon. Mais en tant que réalisatrice, auteur, scénariste, je peux vraiment m’exprimer : je pense que je suis arrivée là où je devais être.