Ancien guitariste au sein de groupes punks (Popular Shapes, The Intelligence), Calvin Lee Reeder s’est fait remarquer pour ses courts-métrages psychédéliques tendance gore : Piledriver (2005), Little Farm (2006), The Rambler (2008). Son travail à la fois expérimental et horrifique a intrigué les programmateurs de Sundance, du FUFF et de l’Étrange Festival, qui lui ont offert une reconnaissance certaine. Avec The Oregonian, Calvin Lee Reeder pousse à bout le dispositif stylistique et esthétique de ses courts, au risque de perdre bon nombre de spectateurs en cours de route. Vaste supercherie ou œuvre géniale, difficile de faire son choix…
Dans une forêt de l’Oregon, une jeune femme est victime d’un accident de voiture. En état de choc, elle est confrontée à des sons dérangeants et à une lumière éblouissante, avant de se trouver à nouveau dans le véhicule accidenté. « I’m losing my mind !», s’écrie-t-elle, errant au milieu d’une route déserte, au milieu de nulle part… Sa peau diaphane maculée de sang, la blonde se met à parcourir des bois étranges, suivie d’une créature de peluche verte aux yeux exorbités. Burlesque et angoisse s’entrechoquent dans une quatrième dimension sous acide. Perdue dans un univers labyrinthique et elliptique, cette Alice aux pays des horreurs va ouvrir une succession de portes sur des êtres effrayants, repoussants et hostiles, sans jamais parvenir à retrouver ses esprits. En écrivant tout cela, on en dit peut-être déjà trop ou l’on ferme le sens de ce film construit sur la recherche permanente d’une absence de narration et de logique. Avec Reeder, la notion de récit est mise aux oubliettes au profit d’un cinéma sensoriel. The Oregonian se veut une expérience audiovisuelle totale, une sorte de transe cinématographique où la réflexion est balayée au profit de la sensation.
L’image et le son travaillent ensemble une partition enflammée pour mettre le spectateur dans un état second. Dès les premières minutes, le potentiel de la bande sonore est démultiplié : sifflements, larsen, distorsion musicale, hurlements… Les sons saturent l’espace pour venir constituer la première manifestation du surnaturel, dans un film où ces procédés seront répétés à l’envi. Les sons d’ambiance distordus et les sons seuls saturés deviennent progressivement la musique même du film, après un jeu initial de déstructuration de l’hymne américain (musique originelle pour la subversion d’un conte ancestral : la perdition d’une jeune fille innocente et meurtrie dans les bois). L’image, elle aussi, est pensée sur le mode d’une nervosité permanente, avec l’utilisation de zooms secs et de sautes de plans ; montée avec des ellipses fréquentes mais courtes, des accélérés et des ralentis, de brefs flashbacks. Tournant en Super-16 et 16mm, Reeder en profite pour travailler sur la texture de l’image argentique : surimpressions, brûlures de pellicule, zones d’ombres… Dans ce tourbillon de signes, les dialogues sont distillés avec une grande parcimonie. Mais leur apparition ne vient jamais offrir de respiration. Au contraire, quand la voix est libérée, elle ne fonctionne que sur le mode du cri et du grognement, seule voie possible pour s’exprimer dans cet univers oppressant et inhospitalier.
On sent que Reeder connaît ses classiques et en joue avec un plaisir sadique. Il a biberonné du Lynch et du Cronenberg jusqu’à plus soif. Mais son travail est bien plus conceptuel et n’est pas sans rappeler les expériences scéniques des actionnistes viennois Rudolf Schwarzkogler et Hermann Nitsch. En outre, la déambulation de son Oregonian évoque fortement Carnival of Souls (Herk Harvey, 1962) où une jeune blonde s’égarait dans une fête foraine à l’abandon, confrontée à des situations paranormales et suivie d’une présence spectrale… Bref, on sent le cinéphile qui vomit ses souvenirs, tout en travaillant une patte ultra-undergound et vintage. Régurgitations et déjections ponctuent d’ailleurs les échanges des personnages de The Oregonian, dans une mécanique des fluides pots-industrielle où l’humain dégorge des litres de pétrole.
On est bien tentés de voir une dimension psychanalytique dans ce film déstructuré, un parcours à travers l’inconscient d’une femme à la croisée des chemins ; d’autant plus lorsque la blonde se dédouble et se voit dans des situations honteuses, choquantes, violentes, comme sous l’effet d’un brutal retour de refoulé. Mais le sens n’est ni un moyen ni une fin dans le cinéma de Reeder… Seul demeure le corps fragile de Lindsay Pulsipher (femme-panthère de la série True Blood). Présente dans presque tous les plans de The Oregonian, elle peuplait déjà les délires cinématographiques de Reeder en format court. Son corps frêle et sa présence lunaire constituent une pièce maîtresse de l’univers du réalisateur, dont chaque métrage se conçoit dans le prolongement du précédent, tel un cauchemar sans fin. Victime ou bourreau, vivante ou spectrale, Lindsay Pulsipher traverse ici encore l’enfer redneck, espace de prédilection de Reeder et topos troublant du cinéma américain de Délivrance (John Boorman, 1972) à Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974, et toutes ses suites).
Reeder travaille au corps une mythologie cinématographique, tout en s’efforçant de repousser la possibilité d’une lecture claire de son film. Obsédé par la transfiguration des sensations produites par l’expérience humaine des cauchemars, le réalisateur travaille le non-sens avec un plaisir de plus en plus visible au fil des séquences. Il ne se soucie guère de l’indigestion provoquée par la dernière demi-heure du métrage, où l’itération des effets plastiques et sonores, tout comme la surenchère des situations gore et surréalistes, finissent par créer une lassitude certaine.