Quatre suites (dont la dernière en 3D), un remake, un prequel du remake, tant de récentes tentatives pour fondre l’horreur brute des origines dans le moule industriel anesthésiant d’aujourd’hui — mais rien à faire. Quarante ans après sa réalisation et sa sortie, le Massacre à la tronçonneuse originel de Tobe Hooper (dont on n’a pas vu la version « restaurée-4K-inédite-approuvée-par-le-réalisateur » qui ressort à présent, mais peu importe) garde toute la fraîcheur de son impact et continue de hanter la mémoire du cinéphile. Les interdictions dont il fit l’objet dans certains pays les premières années ont même nourri à son sujet une légende sulfureuse quelque peu exagérée. La tronçonneuse ? Son rugissement marque bien le film, mais sur les quatre meurtres qui y sont commis, elle n’est l’arme que d’un, et une autre fois c’est un cadavre qu’elle découpe. Imagine-t-on une boucherie insoutenable ? Pourtant, très peu de sang coule à l’écran, la violence tenant en un usage redoutable du cadrage suggestif (comment filmer un corps transpercé sans montrer la pénétration) et du son (redoutable bruit du maillet s’abattant sur un crâne) — à comparer avec l’approche majoritairement pornographique dont le cinéma d’horreur actuel est le terrain. Basé sur des faits réels ? Si Hooper a déclaré s’être inspiré des meurtres du tueur en série Ed Gein, le résultat évoque plutôt le pastiche extrême d’un autre film tiré des mêmes crimes : Psychose d’Alfred Hitchcock (influence que le réalisateur revendiquera nommément sur son film suivant, le trop méconnu Crocodile de la mort !). Ce délicieux écart entre le concret des images et les fantasmes qu’elles suscitent sied tout à fait à un film qui cultive volontiers l’art du paradoxe, du mariage des contraires et du basculement de l’un à l’autre. Et c’est dans ce renversement de la vision, dans la béance de la fracture entre ses aspects paradoxaux, que Massacre à la tronçonneuse atteint la sidération et le vertige qui donnent à l’horreur ses lettres de noblesse.
Je ne suis qu’un cri
Le paradoxe se joue en premier lieu entre les deux parties dans lesquelles le film s’articule, et où l’on retrouve force détails devenus depuis des lieux communs du slasher movie. D’abord, présentation des futures victimes, jeunes gens en vadrouille dans un milieu étranger, bien plus étranger qu’ils le croient, insouciants qu’ils sont à causer astrologie et abattage d’animaux. Déjà un signe avant-coureur : l’autostoppeur dément qui leur cause une belle frayeur qu’ils s’empresseront d’évacuer par la moquerie. Puis, au moment de se poser et de profiter de leur séjour, ils aperçoivent derrière les arbres une maison silencieuse. Le massacre peut alors commencer.
Le programme a l’air des plus classiques, et pourtant quelque chose frappe dans cette première partie, qui distingue nettement Massacre à la tronçonneuse du tout-venant du genre. Trop rarement dans le slasher movie voit-on une telle attention et un tel soin apportés à ces personnages pourtant éphémères, à leur part d’humanité échappant aux clichés. Il n’y a qu’à voir Franklin, jeune homme pas vraiment sexy et cloué à son fauteuil roulant, intelligent mais pas bien armé face aux vicissitudes de l’existence, et plutôt aigri de son état. Voilà un personnage qui nous inspire une familiarité, bien qu’il ne soit pas des plus sympathiques, digne de pitié pour ses difficultés physiques et morales mais n’appelant à aucune commisération. Hooper et son coscénariste Kim Henkel n’ont que faire de cette pudibonderie qu’on appelle aujourd’hui « politiquement correct » et qui réduit les personnages à des gages de moralité. L’entourage de Franklin, aux aspérités pas aussi visibles mais réelles (notamment sa sœur Sally, attentionnée mais qui aimerait bien vivre pour elle-même), forme avec lui une galerie humaine présentant assez de traits discrètement singuliers pour aiguiser notre intérêt pour eux.
Mais pourquoi, demandera-t-on, s’intéresser à des personnages dont la plupart seront appelés à disparaître de la plus horrible des façons ? C’est pourtant là que le film montre sa sensibilité, même détournée : la conscience qu’une horreur aussi extrême balaie toute question d’humanité et de morale chez ses acteurs (laissant le regard du cinéaste dépositaire de ces caractéristiques), que tout y est réduit à une atroce pantomime. Les victimes, tels des animaux à l’abattoir, sont soit effacés abruptement de l’existence d’un grand coup de maillet, soit conduites à la mort en manifestant la dernière part d’humanité qui leur est laissée : en hurlant. Sally, dont le supplice (essentiellement moral : on n’est pas dans le torture porn) occupe les vingt dernières minutes du film, n’est plus en ces instants qu’un cri quasi ininterrompu, manifestation primale qui seule la distingue d’une pièce de viande promise à la consommation. Quand la caméra verse dans une série de gros plans rapides sur les yeux exorbités de Sally, ce n’est pas seulement pour signifier la folie qui la gagne, mais pour illustrer la déshumanisation dont elle est l’objet, le cadre réduisant son visage à des icônes de l’effroi ; de sorte que le rire dément qui l’agite à la fin pourrait bien être, paradoxalement, un sursaut de cette humanité torturée. Rétrospectivement, les discussions précédentes des adolescents sur le destin de la viande bovine nous reviennent alors comme un message d’une mordante ironie — non contre les personnages, mais en rapport à ce basculement qui ramène l’humain à de la chair située dans une chaîne alimentaire.
Les valeurs de la famille Sawyer
Ironie qui nous rappelle ce qu’on oublie trop souvent : jusqu’au cœur de ses plus effroyables trouvailles, Massacre à la tronçonneuse est un film effroyablement drôle. C’est là son autre paradoxe audacieux, non sans rapport avec le premier puisqu’il épouse l’asymétrie entre l’empathie humaine de la première partie et l’abîme de monstruosité de la seconde. C’est le moment de parler des bourreaux, du géant Leatherface au masque de peau humaine et à la tronçonneuse agile, et de sa famille de psychopathes (qui acquerra dans les suites un nom : Sawyer). Aux facéties sans conséquences des jeunes visiteurs répond le burlesque implacable des agissements sinistres des hôtes. Rien de plus terrifiant et de plus comique à la fois que de voir Leatherface courir après Sally en tenant à bout de bras sa tronçonneuse en marche, telle une imitation dégénérée de cartoon faisant courir le Coyote après Bip-Bip. Rien de plus glaçant et de plus parodique que de voir les congénères, telle une recréation consanguine de la famille Addams (il y a même un grand-père à l’état quasi cadavérique), se crêper le chignon parce que Leatherface a entaillé la porte d’entrée, ou se livrer à un sinistre repas de famille avec Sally en invitée forcée (et au menu), horrible contrechamp de leur victime dont ils se rient des suppliques et des hurlements de terreur. Ce qui interpelle le plus, dans cet étonnant mariage, c’est qu’on n’y trouve nulle trace d’un ton grinçant ou d’une ironie qui rabaisserait quiconque, victime ou bourreau. Hooper ne prend jamais de haut son histoire ni ses personnages, et n’en force jamais la lecture possible au second degré. Que ce soit l’accidenté de la vie aigri ou les monstres jouant une sinistre version de l’American way of life au fin fond du Texas, le cinéaste ne manque pas d’une affection non dissimulée et non feinte pour les freaks. C’est un trait qu’on retrouvera souvent dans la très inégale suite de sa filmographie (jusque dans Dance of the Dead, l’appréciable segment qu’il a réalisé pour l’anthologie Masters of Horror), et qui l’honore. C’est aussi ce qui parfait la place singulière — d’exception — de Massacre à la tronçonneuse dans le cinéma d’horreur, et dans le cinéma tout court.