Des soldats en treillis errent dans une forêt. Un homme nu, abandonné au bord d’une route, se réveille, hagard. Il débarque chez des amis (une mère et son fils) pour se joindre à leur consommation effrénée de méthamphétamine. Ces trois séquences ouvrent de leur force discrète The Other Side. Trois séquences qui, dans leur association a priori incongrue, contiennent toute la schizophrénie poétique du projet de Robert Minervini. Le cinéaste italien, installé aux États-Unis depuis une dizaine d’années, a déjà consacré une trilogie (The Passage, Low Tide et Le Cœur battant) aux habitants de son pays d’adoption, en se focalisant particulièrement sur l’État (pour le moins clivant) du Texas. C’est en Louisiane qu’il ancre son quatrième long métrage pour y narrer les amours toxiques de Mark (l’homme du début) et de Lisa, tante d’un des protagonistes de son précédent long métrage. Toujours la même méthode à l’œuvre, renforcée ici par l’expérience engrangée sur les films antérieurs : celle d’une immersion (plus d’un an) au sein d’une communauté – celle appauvrie de West Monroe, située à la marge de la marge de la société américaine. Immersion qui se concrétise en des tournages se déroulant sur plusieurs mois avec des acteurs non-professionnels qui s’investissent corps et âmes (damnés) et fournissent la matière première du récit. Matière première malaxée à même le réel qui, comme une pâte à pétrir, finit par monter au montage, étape essentielle de la démarche de Minervini (effectuée avec la supervision de Marie-Hélène Dozo, collaboratrice attitrée des frères Dardenne et de Mahamat Saleh Haroun) durant laquelle il sélectionne, parmi ses heures de rushes recueillis au jour le jour, ces quelques instants, ces quelques minutes qui vont charpenter sa narration abrupte comme autant de fragments arrachés à la vie de ses protagonistes.
De la guerre
L’apparition mythologique de Mark en introduction de The Other Side dit bien la capacité de Minervini à ne pas rester assujetti au diktat du naturalisme contemporain qui gangrène la moindre approche documentaire : c’est bien sous les airs d’un conte morbide que le film s’ouvre – angle qui ne sera pas démenti tant le récit macabre de ces refoulés du rêve américain vise à explorer à la fois la surface et les racines de la guerre intestine à l’œuvre aujourd’hui dans les replis politiques des fanges états-uniennes. La surface, car Minervini s’attache à épouser le quotidien de Mark et Lisa, de leur défonce au réveil (shoot d’héroïne à même la peau des acteurs et du film, tant ces séquences en rabotent la fine pellicule de douceur qui s’y était installée) à leurs discussions aux relents racistes (Obama est clairement identifié comme le responsable de leurs malheurs) avec les voisins de leur demeure en lambeaux et leurs échappées dans les bayous du coin ; les racines, car le film ne cesse de ramener Mark à son enfance, tel cette balade rêveuse dans un lycée déserté ou son inclination à rabattre les cartes de sa vie selon le sort accordé à sa mère malade. Racines intimes donc d’un orphelinat à ciel ouvert dont le toit ne cesse de s’envoler, mais aussi racines collectives que The Other Side remonte à la surface au bout d’une heure de métrage, en une dernière partie proprement stupéfiante située dans une milice texane multipliant opérations para-militaires et fêtes dégénérées. Une vingtaine de minutes sous les apparats directs du reportage de guerre, tant l’on peine à distinguer la moindre lucidité dans l’extrême confusion idéologique et religieuse (l’Apocalypse est proche) qui parsème les esprits de ces bons pères de famille. Un second temps conçu comme un épilogue qui n’en finit pas de recommencer, une guerre permanente pareil à l’éclatement d’une liaison neuronale au milieu d’un délire formulé par cette communauté assignée à la misère et dont, enfin, la réalisation effective des fantasmes réactionnaires de leur cerveau intoxiqué résonne comme une victoire de la fièvre fascisante qui ronge de l’intérieur l’Occident.
Construction en deux temps indistincts, comme le reflet d’une certaine incertitude face au monde. On entend déjà ça et là s’égosiller les tenants de la bonne morale cinématographique – il est indéniable que certaines images de The Other Side restent imprimés dans l’œil comme si on avait écrasé une cigarette à peine allumée dans notre orbite, telle cette scène où, dans les toilettes d’une boîte sordide de strip-tease où travaille Lisa, Mark fait un fix à une femme que l’on devine rapidement enceinte, avant que celle-ci ne se lance dans un effeuillage pathétique autour de clients éméchés. Chacun pliera ou non selon son degré de tolérance à la misère humaine et à sa représentation, renvoyant encore au placard la distinction factice entre documentaire et fiction. Il reste que Minervini n’hésite pas à cadrer, avec courage et brio, un certain monde tel qu’il est et tel qu’il se rêve. Cela fait, pour le moins, froid dans le dos.