Au bout de quelques jours de festival, un motif récurrent apparaît toujours aux yeux du spectateur assidu, portant avec lui plus ou moins de symptômes du cinéma et de l’époque. Cette année, au Festival International du Film de La Roche-Sur-Yon, on pouvait assister à toutes sortes de lévitations, comme dans Der Unschuldige de Simon Jacquemet où une mère de famille qui laisse sa paroisse de pentecôtistes régler sa middle life crisis à grands coups de séances d’exorcismes. Ou bien encore l’enfant portoricain de We The Animals, dont le voyage aérien indique à quel point il n’aspire qu’à quitter le cocon de passion violente de sa famille pour suivre jusqu’à Philadelphie un adolescent redneck dont il est épris. Preuve que l’utilisation du drone a de beaux jours devant elle. Signe aussi que le religieux et le spirituel constituent une tendance du cinéma contemporain. Indice enfin que le mélange des genres est la marque de ce jeune festival qui privilégie les formes hybrides. À La Roche-sur-Yon, le fantastique s’invite volontiers dans les chroniques sociales. Le palmarès est à l’image d’une programmation qui, plutôt que l’allégeance à une chapelle de cinéma, a fait le vœu œcuménique de les concilier toutes. S’y côtoient The Favourite, la fable misanthrope sur les jeux de pouvoirs à la cour d’Anne d’Angleterre de Yorgos Lanthimos et What You Gonna Do When the World’s on Fire de Roberto Minervini, qui documente la vie des Noirs Américains d’un quartier pauvre de Bâton-Rouge, tandis que le Grand Prix de la compétition Nouvelles Vagues revient au film d’Emmanuel Marre d’Un château, l’autre. Est-ce ce choix du grand écart cinématographique qui en a fait, en seulement quelques années d’existence, un « festival de public » qui voit se presser dans les salles le public local autant pour des découvertes que pour des films événements, en ordre de marche pour les Oscars ? Le record de fréquentation enregistré lors de cette 9ème édition tendrait à la confirmer.
D’un genre à l’autre
Parmi les premiers, on trouvait Cutterhead de Rasmus Kloster Bro, modeste survival danois qui s’engouffre dans les méandres des souterrains de Copenhague. Entrée en matière doublement documentaire par laquelle le réalisateur nous guide dans le chantier du métro en suivant les pas d’une journaliste en plein reportage. Tandis que le film s’attarde sur l’architecture monumentale et claustrophobique de l’édifice, la reporter interroge les ouvriers, pour la plupart étrangers, sur leur perception de l’ouvrage d’art. Évidemment, ces deux voies se croiseront lorsque la jeune femme se trouvera prisonnière des galeries avec un ouvrier chevronné ayant laissé sa famille en Europe de l’Est depuis des années et un autre que la traversée récente de la Méditerranée a laissé criblé de dettes. À mesure que les couloirs manquent d’air et risquent de prendre feu, émerge, en filigrane de la lutte commune pour la survie, un petit théâtre géopolitique dans lequel chacun endosse, de façon convenue, un rôle qui colle à son origine. Dans ce discours géopolitique, l’Europe fait, sans surprise, figure de grand égoïste qui utilise sans conscience la main d’œuvre bon marché affluant du monde entier.
Cutterhead, de Rasmus Kloster Bro
Pour le second, c’est Steve McQueen qui, le samedi soir, remplissait la grande salle du Cyel (acronyme tout propice, lui aussi, à l’élévation, qui désigne le tout nouveau centre culturel). Avec d’autres moyens, c’est également au film de genre qu’il aspire avec Les Veuves, revenge movie dans lequel tout respire la course aux Oscars. Ruinées par la mort de leurs maris au cours de leur dernier coup, les épouses d’une bande de braqueurs s’allient pour mettre la main sur un magot qui leur permettra de survivre. Dépeintes dans une absolue dépendance à ce qui apparaît bien comme le « sexe fort », elles n’envisagent de se sortir du marasme qu’en adoptant ses codes. Renversement des codes, donc, dans ce polar où tous les personnages sont bêtes, méchants et corrompus. Steve McQueen semble convaincu qu’offrir aux femmes des rôles de crapules demeurées serait féministe. Soit. Il faut sans doute que le mouvement Me Too génère ce type de film de circonstances. Là où l’incursion de Steven Spielberg dans les théories féministes conférait un certain trouble à Pentagon Papers, le geste de Steve McQueen sonne parfaitement opportuniste.
Demain, l’Apocalypse
Bien plus réjouissant et audacieux était le saut dans l’espace proposé par Claire Denis à Robert Pattinson et Juliette Binoche. Dans un monde dystopique, une bande de délinquants est enfermée dans un vaisseau spatial lancé en orbite, en quête de sources d’énergie alternatives. Leur vigueur incontrôlable devient un bienfait pour les expérimentations extrêmes de procréation artificielle auxquelles ils sont soumis. Juliette Binoche promène dans le vaisseau son interminable chevelure de sorcière avec le but avoué de perpétuer l’espèce en inséminant de force aux jeunes filles la semence prélevée non moins contre leur volonté aux garçons de l’équipage. Sang, sperme, sueur, merde : si Claire Denis enferme ses personnages dans une capsule spatiale, c’est avant tout pour filmer l’écoulement de leurs sécrétions et déjections corporelles. Lorsque les cobayes s’extraient de ce décor plus que rudimentaire où s’épanche la matière humaine, c’est pour partir en quête de trous noirs et de l’énergie considérable qu’ils pourraient procurer sur terre. La cinéaste s’est adjoint l’aide de l’astrophysicien Aurélien Barreau et du plasticien Olafur Eliasson pour imaginer ces visions d’un espace tellement dense que même la lumière (dont on ne peut oublier qu’elle est au principe même du cinéma) ne peut y circuler. Disparition des personnages qui cèdent l’un après l’autre à la violence du groupe, disparition de la lumière : High Life est bien le récit d’une extinction de l’espèce.
High Life, de Claire Denis
La structure en flashback ne fait pas mystère du funeste destin des cobayes : de cette colonie pénitentiaire, il ne restera que deux survivants, Robert Pattinson et sa fille, bébé né qui n’a connu que la vie dans la capsule. C’est la magnifique audace du film que de ne pas s’empêtrer dans la lourdeur de son attirail de science-fiction pour oser filmer, d’abord et avant tout, l’humain et la vie. Vie du jardin fertile que Robert Pattinson cultive pour assurer sa survie ; humanité de sa fillette qu’il guide dans ses premiers pas à travers le vaisseau. C’est certainement pour annoncer la menace de la faute originelle que le film s’ouvre sur la vision édénique d’un jardin luxuriant. Dans cette relation entre les derniers des hommes naît la magnifique idée de direction d’acteurs de donner à la superstar le seul partenaire de jeu à sa hauteur : un nouveau-né.
Récit d’apocalypse également dans First Reformed de Paul Schrader, dont c’était peut-être l’une des seules projections françaises, le distributeur américain ayant choisi de sortir le film directement en DVD. Ethan Hawke interprète Ernst Toller, pasteur d’une petite ville qui noircit les pages d’un petit cahier, comme jadis le curé de campagne dont Bresson empruntait la crise de foi au personnage de Georges Bernanos. La voix-off du pasteur annonce s’astreindre à cet exercice d’autocritique pour une durée limitée de douze mois avec autant de régularité que de sincérité. Condamné par une maladie mortelle, Toller ne cesse de compter le temps qui passe : les 250 années d’existence de sa paroisse, aujourd’hui désespérément vide, comme les heures qui passent sur son gros réveil, évoquant le compte à rebours vers la catastrophe. Lorsqu’une jeune fidèle le missionne pour redonner du sens à la vie de son mari, profondément déprimé depuis sa sortie de prison, le révérend note dans ses carnets le plaisir qu’il prend à remettre ses paroissiens en proie au doute dans le droit chemin. En opposant le prêche des œuvres de Dieu à la litanie d’apocalypse climatique de cet écologiste radical, Toller perd le premier combat, celui du discours rhétorique. Les deux hommes formulent en effet, chacun à travers son prisme (la religion pour l’un, l’écologie pour l’autre), les mêmes doutes sur l’usage que fait l’homme du monde qu’il habite, sur la légitimité à donner la vie ou à la reprendre. Mais le pessimisme de l’activiste va progressivement gagner le regard du pasteur sur le monde.
First Reformed, de Paul Schrader
L’ascèse de la mise en scène (fixité de cadres symétriques au format carré, palette limitée à des teintes de gris et de brun) s’assouplit à mesure que le film avance et que se déploie la relation entre Toller et la jeune paroissienne enceinte. Pourtant, les couleurs vives qui gagnent le champ ne soutiennent pas un regard plus joyeux porté sur le monde par le pasteur malade du cancer, en proie à la dépression du deuil de son fils et malmené dans l’exercice de ses fonctions. Le jaune ou le rose vif des liquides que Toller ingurgitent suffit à connoter leur nocivité chimique, tout comme le rougeoiement du coucher de soleil sur le port donne à la petite ville un air tragiquement crépusculaire, faisant du monde un lieu de plus en plus inconfortable à habiter.
Fin du monde enfin pour le Grand Prix attribué à What You Gonna Do When the World’s on Fire, tourné en Louisiane par l’Italien Roberto Minervini, installé aux États-Unis depuis plus de dix ans. À Bâton Rouge, il suit une femme qui se bat en vain pour garder son bar, deux frères rétifs à l’école qui jouent dans les rues, un groupe de Black Indians qui préparent une parade et des membres du Black Panther Party qui manifestent ou apportent leur aide aux démunis. Plus habile à filmer les corps qu’à mettre en scène la parole, Minervini dresse un portrait de groupe moins réussi que dans la série Treme tournée par David Simon à La Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina. Outre que chacun incarne ici une figure (la femme forte célibataire, l’enfant délaissé…), le choix du noir et blanc, aussi beau soit-il, pose problème. Choisi par le cinéaste pour s’inscrire dans la continuité du corpus des luttes pour les droits civiques, il accrédite l’impression que le discours du film préexiste à ceux qui ont prêté leur image à la caméra.
Naissance de l’amour
Avec Genèse, le Québécois Philippe Lesage quitte le premier âge de son premier film Les Démons pour s’attarder sur l’éveil amoureux de la toute fin de l’enfance à l’adieu à l’adolescence. L’éclat du premier plan dit tout de l’insolence assurée de Nathan, qui brille auprès de ses camarades, et de la présence de son remarquable interprète, Théodore Pellerin. Sa confiance en lui va se craqueler à mesure qu’il accepte et dévoile les sentiments amoureux qu’il éprouve pour son meilleur ami. De son côté, sa demi-sœur, jouée par Noée Abitha, rompt avec son premier amoureux pour lui préférer un garçon plus âgé et plus volage. Tous les deux vivent en parallèle l’écroulement de leur monde avec ces premières désillusions amoureuses. Comme s’il refusait de s’achever sur cet âge de la blessure, le film renaît à ses deux tiers, dans un autre lieu et une autre époque, avec d’autres personnages. Dans cet épilogue à rebours du temps, Félix s’éprend d’une fille de son âge, lors d’une veillée au cours d’un camp de vacances. Ce qui frappe, c’est la candeur avec laquelle, ne sachant comment se déclarer, il demande conseil à un animateur, et combien la suite se déroule avec une facilité couronnée de succès. Car même si Lesage parcourt ici le sentier hyper fréquenté de l’espoir et du désenchantement des premiers émois amoureux, il propose un itinéraire suffisamment singulier pour qu’on ait envie de le suivre. Notamment dans sa façon de refuser systématiquement le second degré ou la mise en scène de soi pour préférer une sincérité obstinée des sentiments et sensations de ses personnages, à l’image de la belle séquence où le groupe de jeunes poussent des cris d’effroi et de dégoût en se passant de main en main et à l’aveugle ce qu’ils découvriront être une truite fraichement pêchée.
Genèse, de Philippe Lesage
Ni candeur ni naïveté chez le cinéaste et les personnages de Nuestro Tiempo, eux aussi tournés vers l’anatomie du rapport amoureux. Pour ce film d’alcôve dans lequel il met en scène sa propre famille, Carlos Reygadas a eu l’intelligence de ne pas enfermer ses personnages dans les quatre murs de leur ranch. Avant de s’engouffrer dans l’auto-analyse de Juan face à sa crise conjugale, Nuestro Tiempo s’attarde à décrire le monde dans lequel vit sa famille. Au jour d’une fête donnée en l’honneur du bétail, enfants, adolescents et adultes s’amusent, chacun dans une part de l’immense propriété où courent chevaux et taureaux dressés par Ester, la femme du protagoniste. Avant la chute de l’Éden, un préambule de près d’une heure entrelace les jeux amoureux de chacun de ces trois âges et la course des animaux sauvages. Le naturel va rapidement prendre le dessus sur les uns et les autres : scène hallucinante d’un taureau qui déchiquète un âne, juste avant que Juan, intellectuel renommé, ne laisse libre cours à ses instincts grégaires. Dans cette microsociété phallocrate où les hommes parlent de leur sexe en toute occasion, Juan n’accepte pas que sa femme ne lui ait pas confessé son infidélité, rompant le pacte de transparence qu’ils avaient conclu. Rageant de cette perte de contrôle, le mari trahi va tout faire pour retrouver la mainmise sur son couple et sur sa femme. Nuestro Tiempo se construit comme une variation autour de ses tentatives, dignes, autoritaires, boulevardières, pathétiques de prendre le gouvernail de son couple, allant jusqu’à mettre en scène les coucheries adultères de sa femme avec ses propres amis. Scène hallucinante où Ester n’existe quasiment plus, devenue pur morceau de viande dans une machination entre hommes où ne compte que le regard voyeur porté par le mari sur sa femme depuis l’intérieur de la penderie familiale. Le vilain cadre mal fagoté et tremblotant derrière les persiennes tranche avec la maîtrise du reste de la mise en scène, signe que le regard du cinéaste s’est perdu derrière celui du voyeur. Plus tard, c’est la fillette qui fera le récit du naufrage du couple de ses parents. Sa parole en off, sur les ressorts psychologiques d’une histoire qui la dépasse, ou par la voix d’Ester, dans une belle lettre, lue en voix off sur la vue subjective d’un avion qui atterrit sur Mexico City, produisent des revirements d’énonciations. Ces derniers témoignent de la façon dont Juan, reconnaissant son incapacité à se mettre à la place de sa femme, s’applique soit à la mettre à sa place à lui, soit à lui assigner la place d’une marionnette dont il manipulerait les gestes comme les désirs. Bien sûr, l’intelligence surplombante du personnage épouse le désir de maîtrise absolue du cinéaste, et l’un comme l’autre sont irritants dans leur goût commun pour le simulacre. Mais c’est là, dans le désir de possession de l’autre qui se télescope chez le mari et chez le cinéaste, que l’on sent que le choix de mettre en scène sa propre famille sert moins une intention autobiographique qu’un désir de mise en abyme du cinéaste comme être possessif et démiurge qui s’efforce de dominer son monde.
Nuestro Tiempo, de Carlos Reygadas
Autre caméra démiurgique, dans un tout autre registre, que celle d’Eduardo Williams qui suit le pas d’un jeune homme en retard sur le chemin du travail. Son premier long métrage The Human Surge (El Auge del Humano pour le titre original) connaît une sortie confidentielle, plus de deux ans après son tournage. Le festival profitait de cette édition pour rattraper son rendez-vous manqué avec le film en le programmant en séance spéciale à l’occasion de la présence du cinéaste au Jury Nouvelles Vagues. Contrairement au « cinéma de nuque » des frères Dardenne, Williams se tient à bonne distance de ses personnages, laissant toujours s’insinuer, dans cette filature nonchalante, un espace de liberté, d’autonomie du personnage. La caméra, aimantée à un personnage, nous conduit à un autre qu’elle va soudainement lui préférer. Chaque nouvelle rencontre procède comme une variation des mêmes motifs : l’emploi qu’on perd ou que l’on recherche, les rencontres avec les groupes d’amis ou a famille, mais surtout, le sexe tarifé via internet et la déception de ne pouvoir se connecter au monde, à cause d’un téléphone cassé ou d’un wifi défectueux. L’interconnexion sur laquelle butent les personnages s’offre à la caméra qui, via l’écran d’un ordinateur, se glisse de Buenos Aires à Maputo, d’un spectateur argentin à un groupe de cam-boys africains, dont les corps s’assemblent dans la composition du cadre fixe de l’écran avant de relancer le film sur les chemins de traverse d’une jungle solitaire. La caméra peut tout dans The Human Surge : suivre une colonie de fourmis pour traverser la terre jusqu’à rejoindre la Thaïlande et y filmer l’intérieur du circuit imprimé d’un ordinateur, jusqu’à abolir la gravité.
El Auge del Humano, d’Eduardo Williams